
« Mettre carte sur table »

Le sol français, il l’a foulé en 1948. Abderrahim Rezigat, président de l’Association pour la promotion des cultures et du voyages (APCV) basée à Saint Denis (Seine-Saint-Denis), nous parle de sa vie en France. Un Algérien en métropole…
Dans moins de trois semaines, nous commémorons le cinquantenaire du 17 octobre 1961. Vous rappelez vous de cette soirée ?
Oui très bien. J’ai échappé de peu à cette tragédie. Je suis un rescapé à part entière.
Racontez moi…
A l’époque j’habitais à Vanves. J’avais 21 ans, exactement. Avec deux amis, on a pris le métro en direction de Porte de la Chapelle. Il devait être 19 heures. On était au courant que des Algériens allaient manifester contre le couvre-feu. Entre 20h30 et 05h30, il nous était fortement recommandé de rester chez nous. Mais, on a décidé de s’y rendre, de rejoindre le cortège.
Vous appréhendiez?
Oui mais personne, je pense, n’imaginait la suite des événements. En ce qui me concerne, j’ai été sauvé. Une fois à la station Corentin Celton, je rencontre un groupe d’Algériens. «Rentrez chez vous ! Ca a commencé à frapper…» Avec mes amis, on a rebroussé chemin. On voulait éviter les ennuis.
Et la soirée s’est finie comme cela ?
Non. On est donc revenu sur nos pas. A Vanves, on logeait dans un hôtel entre Algériens. Mais on n’a pas pu regagner notre chambre.
Pourquoi?
Une compagnie de CRS s’était positionnée devant l’immeuble. Ca contrôlait, ça arrêtait à tout va! On a eu un réflexe simple. On a attendu plusieurs heures, attendant que les CRS quittent les lieux. Or, les heures tournaient et ils étaient toujours là. Avec mes amis, on s’est donc dirigé vers un parc où on a passé la nuit. A la belle étoile si je puis dire!
Et le lendemain, les choses étaient redevenues calmes…
Non pas vraiment. En fait, on a regagné l’hôtel mais il y a eu une rafle. Une descente de policiers et la plupart des Algériens ont été embarqués…
Après cette « nuit noire », la tension devait être extrême…
Oui. J’ai été embarqué sans motif réel. Mais j’étais encore mineur, la majorité était encore fixée à 21 ans. J’ai donc été envoyé dans un camp, celui de Larzac. Comme celui, notamment, de l’Ile de Ré, de Mourmelon-Vadenay ou de Bourg-en-Bresse…
A quoi servaient ces camps?
C’était des camps dits « d’internement ». Pour les mineurs, c’était une alternative à la prison. En gros, tout soupçon de liens avec le FLN suffisait à vous y faire interner.
Entre ces deux événements, la manifestation du 17 octobre et l’internement, quelle vie meniez vous en France?
Une vie assez simple. Je travaillais avec mon frère qui avait acheté un hôtel-café à Saint Etienne.
C’est à travers cette ville que vous avez découvert la France. Quels souvenirs gardez vous de votre arrivée en métropole?
Oh vous savez j’étais gamin. J’avais 8 ans. On est arrivé avec mes frères. Je suis surtout resté dans mon milieu algérien. A l’époque, il n’y avait pas de contacts avec les Français. Il y avait à la fois la barrière de la langue mais aussi la répression policière. On rasait les murs…
Un Algérien en France en 1948, qu’est ce que cela donnait ?
J’ai en mémoire un racisme flagrant, vous savez. L’image de l’Algérien au couteau, du sale bougnoule… tout cela c’était une réalité quotidienne.
A l’école, comment le petit garçon que vous étiez s’est il intégré ?
Comme j’ai pu ! D’autant que l’on est arrivés à 4 frères. On nous balançait de l’eau par-dessus les pissotières. Une anecdote me revient d’ailleurs. Le chef de bande des élèves français s’appelait Carlos. Il s’était disputé avec mon frère. Pour se défendre, il avait mis la main dans sa poche histoire de l’intimider. Carlos pensant qu’il détenait un couteau a averti les maîtres. En fait, mon frère avait une clé. Il s’est fait convoquer avec une bonne raclée à la fin. Il y a avait vraiment une ambiance anti-algérienne.
Aujourd’hui la situation vous paraît-t-elle différente ? Diriez vous qu’il y a un problème algérien ?
Oui. Il y a un malaise persistant entre la France et l’Algérie. La France a certes colonisé l’Algérie mais aussi les esprits, la langue, la religion… Les Pères Blancs en sont un exemple. Contrairement au Maroc ou à la Tunisie, placés sous protectorat.
Difficile dans ces cas là d’envisager une réconciliation…
Je pense vraiment qu’il faut mettre les cartes sur table. Et surtout travailler à un lien concret entre Français et Algériens. Dans cet esprit, notre association l’APCV monte un projet interculturel. Nous organiserons en mars un voyage de jeunes en Algérie. Puis, nous ferons venir un groupe de Sidi-Bel- Abbès, une commune au sud d’Oran. Il faut promouvoir ce genre d’initiatives selon moi. Mais pour cela, il faut une volonté politique des deux côtés. D’autant que le devoir de mémoire demeure un enjeu clé.
Benjamin Stora, historien, dit à propos de la guerre d’Algérie : « les jeunes Franco-Algériens sont eux prêts à la réconciliation mais sur la base de la mémoire et de la justice ». Etes vous d’accord ?
Au moins dire la vérité ! Le gouvernement français n’a pas reconnu la date du 17 octobre 1961 comme une erreur. Tout cela contribue à nourrir un malaise. Ne nous étonnons pas alors que cette jeunesse nie parfois la culture française, se sentant avant tout algérien. Je pense que le devoir de mémoire est à faire des deux côtés !
Nadia Henni-Moulaï
Note: Nadia Henni-Moulaï a publié 1954-1962 : la guerre d'Algérie , Portraits croisés aux éditions Les points sur les i,2011