
Lieux de mémoire de l’immigration : les « lieux de mémoire immatériels »

Episode 3 : Mohammed Ouaddane, du réseau Mémoire et histoire en Île-de-France, évoque les dernières réflexions en cours autour des lieux de mémoire, bien apèrs la publication en 1984, par l’historien Pierre Nora, d’une somme sur les lieux de mémoire qui contribuent à forger « l’identité nationale ». Parmi ces lieux, aucun n’évoquait l’histoire coloniale, encore moins celle de la décolonisation…
P&C : Il semble qu’avec l’émergence du thème de la mémoire immatérielle, et pas seulement celle autour des lieux de mémoire, on arrive mieux à travailler sur la colonisation…
M. O. : Depuis une dizaine d’années il y a une interrogation sur le patrimoine de l’immigration qui n’a pas de lieux symboliques, géographiques forts. Alors on essaie maintenant de dire que ce qui fait patrimoine n’est pas seulement un lieu, mais tout ce qui renvoie à des traces, des luttes sociales, des archives, des récits de vie avec des conséquences sur la mémoire. C’est en fait une question politique : les lieux de mémoire renvoient aux rapports de force entre dominés et dominants. La fédération des association espagnoles a aussi travaillé là-dessus : comment une population investit un territoire, s’immerge, le change, comment elle s’intègre à la société. C’est un acte politique que de revendiquer un lieu de mémoire, parce qu’il y a un impensé qui a des causes politiques claires : l’illégitimité de l’objet « immigration ». C’est un sujet tabou, qu’on veut réveiller. Il y a une omission, une histoire à écrire encore. Benjamin Stora ou Pascal Blanchard y font référence.
P&C : La colonisation est une histoire douloureuse pour tout le monde, ce qui explique sans doute pourquoi elle peine à émerger, non ?
M. O. : On a du mal avec les histoires douloureuses, c’est normal. La reconnaissance des événements est plus facile quand il s’agit d’une grande et noble cause ! C’est pourquoi il faut souvent encore parler de réconciliation, faute de mieux ! Mais travailler sur les lieux de mémoire de la décolonisation nous concerne tous.
P&C : A Paris, vous travaillez beaucoup dans les quartiers nord-est. Quels sont les lieux de mémoire de la décolonisation ?
M. O. : A Paris, à Belleville ou à Barbès, dans les quartiers où il y a des algériens, la mobilisation des nationalistes a été réelle, dans les cafés en particulier, mais ça reste une histoire à écrire.
P&C : La CNHI (Musée de l’histoire de l’immigration) aurait pu être ce lieu de mémoire. Qu’en est-il aujourd’hui ?
M. O. : Jacques Toubon [ancien porteur de la réflexion sur la préfiguration et directeur de la Cnhi, Ndlr] voulait faire valider qu’il fallait dépasser cette histoire en s’inscrivant dans ce lieu même où l’histoire a été commise. Mais c’est une allégeance au pouvoir de l’Etat ; peut-on être critique dans un tel lieu ?
P&C : Mais en France, la mémoire est le plus souvent portée par l’Etat. Même aux Invalides, on n’est pas critique sur Napoléon ! Est-ce la vocation de ces lieux ?
M. O. : L’affaire autour de la Cnhi s’est passée en 2007, au moment de la création d’un ministère de l’Identité nationale, d’où la démission de beaucoup de membres du conseil scientifique. Il n’y était pas fait de lien entre histoire de la colonisation et histoire de l’immigration ! Ce monument de l’empire français a été le lieu où l’on a abordé cette histoire de manière neutralisée, voire où on l’a mise sous le boisseau ! Ce lieu ne répond pas à la mission critique de l’histoire. On rend compte de la présence des autres, de la diversité, de manière positive. Mais pas politiquement. C’est une aberration. Comment construire une histoire nationale qui mérite son nom avec les populations concernées ? A partir du moment où le pouvoir s’empare d’un acte commémoratif, il le neutralise : en 1918, les monuments aux morts auraient pu rendre compte des horreurs de la guerre et de la place des pouvoirs là-dedans… mais non, on n’en parlait pas. Sauf qu’aujourd’hui, pour 1914, il y a prescription. On parle plus de la réalité de cette guerre car on croit qu’on n’est plus concerné. Et du coup, on ne regarde pas ce qu’on fait aujourd’hui en matière de guerre…