
Lieux de mémoire coloniale : « Il n’y a pas de groupe social assez organisé pour les faire émerger »

En 1984 l’historien Pierre Nora publiait une somme sur les lieux de mémoire contribuant à « l’identité nationale ». Aucun n’évoquait l’histoire coloniale. Qui connaît le village de Carnoux ? Qui se rappelle de l’attentat de Mourepiane ? De tous les réfugiés passés par Rivesaltes ? Visite guidée de certains de ces lieux. Episode 1 : Marseille, avec Ramzi Tadros, de Approches Cultures et Territoires.
P&C : Les colonies tiennent une place particulière dans l’histoire de Marseille…
R. T. : On ne peut comprendre l’histoire de Marseille, « Porte d’Orient », sans comprendre la colonisation et la décolonisation. La colonisation de l’Algérie a commencé et s’est terminée à Marseille. L’économie de la ville était construite autour des colonies, comme le port de La Joliette. La plupart des industries utilisaient des produits venus des colonies : huile, sucre, essence, sans parler des travailleurs et des combattants, ni de l’armée d’Afrique, qui a libéré la ville. Les transports, le commerce, l’industrie puis la désindustrialisation, l’urbanisme, les habitants, tout est lié à l’histoire coloniale… La cité de La Rouguière par exemple, qui a été construite en 1962-63 a servi a accueillir les rapatriés, finalement. On pensait qu’il y aurait 50 ou 100 000 rapatriés, ça a été 500 000. Il y aussi les cités de La Cayole, de L’Estaque, de Bassens… Gaston Deferre [maire Sfio puis Ps de Marseille de 1953 à sa mort en 1986, Ndlr] a fait de grands discours contre les pieds-noirs, alors qu’ils ont provoqué un énorme développement de la ville, de ses écoles ou de ses transports. Les lieux de mémoire du colonialisme, c’est aussi les cités de transit, les bidonvilles. C’est là que le Fln s’est constitué. C’est dans la mémoire de tous les gens de cette génération.
P&C : Quels sont les dates, les lieux phares de cette histoire ?
R. T. : Le moment le plus important, c’est l’attentat de Mourepiane par le Fln, contre le terminal pétrolier près de l’Estaque, en 1958. Tout le monde s’en rappelle. Mais il y a aussi l’année 1973, où quatorze algériens ont été assassinés, une bombe posée au consulat d’Algérie, sans doute du fait du groupe Charles Martel (proche de l’Oas). Seuls deux procès ont été jusqu’au bout… Morad Aït Habbouche en a fait un film, « La ratonnade oubliée ».
P&C : Pourtant, les lieux de mémoire qui y sont consacrés peinent à voir le jour… les clivages entre les diverses populations de la ville y sont-ils pour quelque chose ?
R. T. : En effet, le mémorial national de la France coloniale qui devait voir le jour ne l’a jamais vu… Et la plaque sur Sétif et Guelma [deux villages algériens bombardés par la France le 8 mai 1945 après des manifestations réprimées, conduisant à des émeutes, Ndlr] qui a été apposée récemment par quelques élus près de la Mairie des 1er et 2ème arrondissement a été aussitôt enlevée… Il y aussi beaucoup d’autocensure. Des manifestations sont sans arrêt annulées, et même le mot « indépendance » de l’Algérie fait peur ! On sort toujours l’argument « c’est trop communautaire » ! Mais les médias en rajoutent sur ces clivages. Ils n’apparaissent que dans des cercles restreints, extrémistes. A la Rouguière par exemple, il y avait plus de liens entre travailleurs immigrés et rapatriés que de bagarres, contrairement à ce qu’on raconte sur le Gard et Montpellier. Mais si ce mémorial n’a pas émergé, c’est aussi parce qu’il n’y a pas de groupe social assez organisé pour.
P&C : Le Mucem peut-il combler ces lacunes ?
R. T. : Ce musée lui-même a été un serpent de mer depuis les années 90. Mais c’est un grand projet national, qui a été accéléré par « Marseille capitale de la culture », pas un projet marseillais. Cependant, ces questions pourront immanquablement y être abordées plus facilement à travers des expositions et des colloques, car c’est justement une structure nationale ! Déjà, on sent un infléchissement au niveau de la programmation locale. Tout comme au niveau du Musée de la ville de Marseille, dont la mission est d’aller jusqu’à la période contemporaine, et non plus seulement jusqu’en 1945.