
« Un lieu de mémoire le devient quand un groupe de personnes s’accorde et parvient à le faire reconnaître comme tel »

Lieux de mémoire, épisode 2 avec Abderahmen Mounen, de l'association Génériques. En 1984, l’historien Pierre Nora publie une somme sur les lieux de mémoire contribuant à « l’identité nationale ». Aucun n’évoque l’histoire coloniale. Qui connaît le village de Carnoux? Qui se rappelle de l’attentat de Mourepiane ? De tous les réfugiés passés par Rivesaltes ? Visite guidée de certains de ces lieux.
P&C : Quels sont les lieux de mémoire de la décolonisation en France ?
A. M. : L’un des plus connus est le camp de Rivesaltes [Pyréneés-orientales, Ndlr], qui comme celui du Larzac [Aveyron, Ndlr], a connu une histoire avant la décolonisation, avec les réfugiés républicains de la guerre d’Espagne, puis les réfugiés juifs européens de la seconde guerre mondiale, les gitans, les prisonniers qui ne voulaient pas faire le STO, puis les prisonniers allemands, et puis les harkis enfin… C’était des zones interdites, donc il n’y avait que peu de relations avec les populations locales. Et comme ce n’était pas une mémoire valorisante, elle a été « laissée de côté ». C’est devenu un tabou. Comme certains aspects de la deuxième guerre mondiale, qui sont restés relativement tabou jusque dans les années 80. On a pu compter environ 10 000 prisonniers algériens dans de tels camps, et jusqu’à 40 000 harkis, comme à Biars (dans le Lot), avec aussi des rapatriés d’Indochine.
P&C : Cette mémoire est-elle aussi mal vécue par toutes les populations ?
A. M. : Chez les pieds-noirs la mémoire, qui se sent « mise de côté », est un outil de revendication à revaloriser. Il y a de fortes revendications autour des « monuments de l’exil », dont certains ont été rapatriés de Tlemcen ou d’Oran, qu’on va pouvoir par exemple retrouver à Saint-Raphaël. Le monument aux morts de la première guerre mondiale de Saint-Aygulf (Var) vient de Tlemcen. On a aussi certains stèles, comme celle du « 26 mars », date du « massacre d’Isly » (des européens de Bab-el-Oued). Il va enfin y avoir des pèlerinages, (les réfugiés européens sont plus pratiquants que les métropolitains), comme celui de la vierge de l’église de Santa Cruz… Plusieurs milliers de « pieds-noirs » y allaient dans les années 80. Les pieds-noirs deviennent très vite un enjeu politique : dès 1962, ils représentent 10% de la population d’Avignon ! Les élections municipales sont impactées. Il y a un groupe « rapatriés » qui se crée au sein de la Sfio, immédiatement. A Marseille aussi, avec des enjeux autour de la question du logement, de l’emploi. Chez les algériens, c’est moins vrai. En fait, jusque dans les années 70, on est dans le mythe du retour. Et l’Etat algérien qui voulait contrôler cette immigration, ne pouvait y contribuer : les lieux de mémoire n’existent qu’en Algérie, pas ailleurs. Très rapidement, c’est le massacre du 17 octobre 1961 qui va fédérer la mémoire algérienne. Quant aux cimetières ou aux mosquées, ils sont aussi devenus des lieux de mémoire. Ils ont d’abord été revendiqués par les harkis, qui ne voulaient pas être enterrés en Algérie. Exemple : le cimetière de Bobigny. Certains lieux ont une mémoire partielle : la prison de Montluc à Lyon, reste comme le lieu où Jean Moulin a été emprisonné. Mais c’est aussi là que des dizaines d’Algériens ont été emprisonnés, et certains condamnés à mort.
P&C : Le mouvement ouvrier a-t-il contribué à cette mémoire ?
A. M. : Dans les défilés du 1er Mai, à Paris, à Lyon ou Marseille, il y a des cortèges algériens. Mais à Billancourt, les algériens qui sont très nombreux ne sont pas un enjeu. Pas plus que dans le textile, à Roubaix… Quant aux foyers de la Sonacotra, on ne se souvient pas qu’au début ils s’appelaient Sonacotral, le « al » étant pour « algériens » !
P&C : Pourquoi ces différences de traitement ?
A. M. : En fait, un lieu de mémoire le devient quand un groupe de personnes s’accorde et parvient à le faire reconnaître comme tel. Il faut du temps pour que les luttes émergent.
En France, c’est d’abord la question des luttes de l’immigration qui a pris le dessus. Des militants ont revendiqué des droits pour les immigrés dès les années 80. La reconnaissance en 2012, par François Hollande, des massacres du 17 octobre au pont Saint-Michel est très importante. Elle en fait un lieu de mémoire. Comme pour la seconde guerre mondiale, le facteur temps compte : il faut au moins une génération pour que les témoins aient envie de s’exprimer. Et il y a aussi le temps de l’histoire : le temps que les archives s’ouvrent, que les programmes scolaires parlent des événements.
P&C : On parle maintenant de « guerre des mémoires »…
A. M. : On est de plus en plus dans des mémoires cloisonnées, en vase clos, pour chaque groupe social, plus que croisées : les harkis, les immigrés, les pieds-noirs etc. Tous veulent une reconnaissance et de la visibilité, des lieux de mémoire. Une initiative des harkis vise à faire poser des plaques commémoratives dans les 75 hameaux de forestage, essentiellement en Paca. Mais les juifs rapatriés d’Algérie, sépharades, ont aussi construit à Nîmes une seconde synagogue, à côté de celle des juifs plus anciens, ashkénazes, avec des rites différents, qui est une communauté plus marquée par la Shoah…