Pascal Blanchard : La Marche, un « mai 68 des enfants de l'immigration »... non partagé

Pascal Blanchard
Le 29-11-2013
Par Erwan Ruty

L'historien du fait colonial et post-colonial, responsable de l'Achac et de la commission Mémoire des quartiers, replace la Marche dans la longue histoire de l'immigration en France.

 
P&C : La Marche de 1983 est-elle un mouvement inédit dans l'histoire de l'immigration maghrébine en France ?
 
 
PB : Non, elle ne sort pas de rien, elle a des parents et des grands parents. Dès le 14 juillet 1953, il y a la première manifestation d'Algériens à Paris, pour l'autonomie de l'Algérie. Pour la première fois depuis la guerre, la police tire à balles réelles sur une manifestation. En 1963, des luttes sont menées pour obtenir le droit de venir travailler en France, pour les algériens et les tunisiens. D'autres combats ont lieu pour la santé, la carte de séjour, mais ils sont noyés dans d'autres luttes. En 1973 ont lieu de grands massacres de maghrébins dans le sud de la France, de véritables arabicides. A La Ciotat, des travailleurs, d'abord maghrébins, se mettent en grève contre La Provence et son traitement de ces massacres. Mais la Marche de 1983 est une révolte générationnelle, novatrice, médiatique, avec des modes d'expression dédiés à tous les Français, et pas seulement aux maghrébins. 
 
 
P&C : La Marche n'est-elle pas due au paradoxe entre une intégration culturelle forte de cette génération, et son manque d'intégration sociale (le chômage), contrairement aux parents, qui étaient socialement intégrés puisque travailleurs immigrés, mais qui, culturellement, restaient des étrangers ?
 
PB : L'intégration sociale des parents est relative. Dans certains espaces, il y a bien une solidarité ouvrière, mais c'est rare. Dans les manifestations de mai 68, les immigrés, « travailleurs d'Afrique et d'Asie », sont à la fin des cortèges.
 
 
P&C : N'y a-t-il pas un contexte culturel favorable à l'émergence de cette génération ?
 
PB : Il y a bien émergence d'un espace artistique et littéraire qui émane du peuple ; il y a aussi un certain succès des élites sportives comme le révèle le cas de Yannick Noah. Mais le courant hip-hop arrive dix ans plus tard. Coluche, Tchao Pantin n'est pas lié à cette histoire. C'est un rythme différent, et c'est pour ça qu'il y a un échec au lendemain de la Marche. Les élites et les nouvelles cultures populaires n'ont pas été en lien avec les marcheurs. Cette Marche est un « mai 68 des enfants de l'immigration », mais un mai 68 non partagé. En 1983, la gauche en est encore à se demander comment régler le problème de l'Oas... Et mettre fin au Bumidom. Mais il faut aussi voir qu'aux Etats-Unis, il faudra attendre 50 ans pour que la Marche des Noirs soit reconnue. C'est Reagan qui fait le Martin Luther King Day ! En France, on en sera bientôt là : si aujourd'hui 20% des Français ont entendu parler de la Marche, il faut voir qu'il y a quelques années, c'était encore moins ! 
 
 
P&C : Quel a été l'accueil de cette Marche par la majorité des Français ?
 
PB : Si la Marche est concomitante de l'émergence du FN, c'est que justement que les jeunes Arabes et Noirs deviennent visibles. Dans le reste de la société française, l'accueil est relativement positif : les institutions ne sont pas capables d'entendre ce que cette Marche dit. Les marcheurs n'arrivent pas à traduire de manière dialectique, entendable par des leaders politiques d'alors, sous forme de projets moulinés pour la politique. C'est l'époque où les communistes envoient des bulldozers contre u foyer de travailleurs Sonacotra à Vitry ! Par ailleurs, le président, Mitterrand, était le dernier grand ministre des colonies de la Ivème République ! Tout cela est géré comme un problème colonial, pas comme une demande d'égalité. Mais il est vrai que cette Marche accompagne un réel tournant de la société française : on passe vraiment du colonial, au post-colonial. 
 
Propos recueillis par Erwan Ruty
 
 

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