Printemps de la mémoire : mémoire de l’immigration et égalité de traitement

Le 12-06-2013
Par Erwan Ruty

L’hémicycle du Conseil régional d’Île-de-France accueillait lundi 10 juin, en clôture du Printemps de la Mémoire, l’un des 50 événements programmés depuis la mi-mai ans ce cadre. Elus, associations et acteurs culturels, la plupart issus des périphéries de France et de Navarre se retrouvaient pour réfléchir à l’impact du travail de mémoire dans la manière dont la France raconte sa propre histoire.

 
« Le récit national a été construit en niant les spécificités régionales et les minorités ; il faut déconstruire ce récit, pour parler des gens et non plus seulement de généralités. » Ramzi Tadros, du Réseau histoire et mémoire des immigrations et des territoires, implanté à Marseille, donne le ton : l’histoire de France aurait-elle oublié une partie de son patrimoine dans ce fameux « récit national » qui a tant fait parler de lui depuis Nicolas Sarkozy, champion du story telling français version Henri Guaino ? Sa collègue Samia Chabani enfonce le clou : « Nous devons sortir du traitement social de l’immigration, et la replacer dans un patrimoine ». On le voit, les enjeux politiques sont très forts : « Ils réinterrogent la société dans son ensemble », fait remarquer l’organisateur de la rencontre, Mohammed Ouaddane, qui conteste une mémoire qui ne serait vue, traditionnellement, que de manière commémorative. Ou encore, comme le relève Moussa Allem, animateur de la rencontre : « La mémoire pose aussi la question de l’égalité de traitement ».
 

Comment ne pas s’enfermer dans une mémoire « ethnicisée »

Une mémoire elle-même à la fois activée et ébranlée par les projets de rénovation urbaine, souvent pris par les habitants concernés comme un nouveau déracinement. Des lieux de rencontre comme les « bars des mémoires » de Fives (périphérie lilloise) y ont ainsi été créés, afin d’essayer de croiser deux générations d’habitants : « Il faut faire le lien entre les anciens et les nouveaux habitants, mais les anciens ne prennent pas la parole… », fait remarquer Anna Marchio, de l’association « Mémoire et travail », du le Nord-Pas-de-Calais ». Alors, comment renouer les fils du récit national, en y intégrant l’histoire des minorités ? Première réponse, de Samia Chabani : « en mutualisant les expériences, ce qui permet d’éviter l’ethnicisation des rapports sociaux ; mais aussi en articulant ces récits avec le patrimoine local ». Ou encore « en parlant de l’histoire des territoires, ce qui ne nous enferme pas dans des communautés », note Hélène Bertheleu, du Réseau mémoire des migrations en région Centre. Avant de compléter : « Même si du coup on peut s’enfermer dans des territoires trop étroits, surtout quand il y a une géographie prioritaire de la politique de la ville, qui est assez restrictive. »
 

Histoire sociale et histoire de l’immigration

Autre méthode : rappeler la participation des ouvriers à la l’édification de ce patrimoine. Un représentant de l’Institut d’histoire sociale de la CGT rappelle ainsi que « Roissy a été construit par 5 à 6000 ouvriers portugais, qui ont compté 8 morts, des dizaines de blessés et plus de cinq semaines de grèves sur ce chantier. Qui le sait ? ». Mohammed Ouddane rappelle aussi que les entreprises, friandes de mise en avant de leur propre patrimoine et leur propre histoire, ont elles-mêmes tendance à « oublier les hommes », et en particulier les travailleurs, de cette histoire (alors que les patrons, en général, qui sont volontiers valorisés par une mémoire hagiographique !). Mais une vision équilibrée de cette histoire ne pourrait se satisfaire d’une déclinaison « classiste », comme le note Samia Chabani : « Ce qui nous intéresse, c’est de voir en quoi il a existé des formes de solidarité, mais aussi parfois de concurrence au travail entre ouvriers français et immigrés. Surtout quand on voit aujourd’hui un renouveau de ces concurrences dans l’actualité française [résurgence du Front national, ndlr]. Il y a des spécificités de la question de la mémoire immigrée, qui sont parfois occultées ». 
 

Renouer grande et petites histoires

On ne s’endormira donc pas aujourd’hui avec une vision irénique et simpliste de la lutte des classes. Ce que relève une chargée de mission à la mairie de Nanterre, intervenant sur la mémoire de la guerre d’Algérie : « Le sociologue Abdelmalek Sayad nous invite à renouer les fils de l’histoire. Si chaque collectif produit sa propre vision de l’histoire, comment renouer les petites et la grande histoire, comme le disait Fernand Braudel ? Le service public a une place à prendre pour objectiver tout cela. »
 
Car l’enjeu est bien de s’adresser à l’ensemble de la société, et pas seulement aux immigrés, et de rappeler l’implication de chacun dans le destin de tous, « sans craindre les risques d’atomisation de l’histoire », juge l’historien Pierre-Jacques Derainne. Ce que rappellera, à sa manière et avec force un participant, rescapé du camp de concentration de Buchenwald : « Tout ce qui a été acquis par le Conseil National de la Résistance est bafoué aujourd’hui ! » N’oublions pas, en effet, que les luttes passées de certaines minorités ont bien profité à l’ensemble de la société, le programme du CNR ayant accouché de la Sécurité sociale et de « l’Etat-Providence ».
 
 

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