Printemps de la Mémoire : histoire, mémoire et action

Le 10-06-2011
Par xadmin

Notre-Dame de Barbès, Banlieues Caraïbes, Café social… Des lieux, des expos, des concerts, le programme des festivités mémorielles était varié ce printemps-ci en Île-de-France. Trois mois d’intense activité et plus d’une trentaine d’événements, sous l’étendard de la première biennale du Printemps de la mémoire montée par le collectif d’associations spécialisées sur la mémoire ouvrière et de l’immigration regroupé dans le jeune Réseau Mémoire-Histoire en Île-de-France. L’occasion de provoquer des débats nourris de la part d’un public initié (parfois clairsemé, parfois abondant) sur l’histoire, la mémoire et l’action, autour de quartiers populaires ébranlés par les rénovations urbaines et un discours sur l’identité pour le moins excluant. En filigrane se pose la question, pour une large partie de la population française, de comment se faire une place dans ce paysage difficile ?

Un lieu de mémoire
Alors que de l’autre côté de la Méditerranée les peuples du Maghreb ébranlaient les dictatures, ici les institutions ébranlent les peuples. La valorisation de l’action était pourtant omniprésente dans les débats franciliens. En témoignait la clôture de la biennale, sur le thème de la « Mémoire des luttes », et qui se tenait dans un lieu hautement symbolique de cette histoire : le centre social du quartier Cristino Garcia, à Saint-Denis. Un quartier anciennement dit « des Espagnols », où se regroupaient les exilés républicains, résistants et ouvriers d’outre-Pyrénées. Autrefois exubérant, puis frappé par la désindustrialisation et l’appauvrissement, ce quartier est aujourd’hui en voie de rénovation, et l’excellence environnementale du nouveau bâti s’y déploie maintenant… entre des petits immeubles délabrés, des pavillons coquets et des taudis squattés par des Roms. Le centre, véritable lieu de mémoire de la tradition ouvrière espagnole qu’aurait pu reconnaître Pierre Nora dans son travail fondateur sur les « Lieux de Mémoire » si il s’était intéressé à l’immigration, arbore fièrement un blason aux bandes jaune et rouges au-dessus de l’entrée.

Une histoire des combats
Un débat sous les auspices d’un constat : celui d’une idéologie prévalant depuis les années 80 et voulant que la classe moyenne a avalé la classe ouvrière. Comment porter la mémoire et l’histoire de celle-ci ? Constatant que sa ville est dorénavant phagocytée par les bureaux, l’un des intervenants, Bernard Massera, ancien ouvrier à l’usine Chausson de Gennevilliers, veut croire : « On a perdu au niveau industriel, mais on a gagné en dignité ». Ce qui est vrai pour sa génération, « qui a beaucoup contribué à obtenir la 4ème semaine de congés payés », qui a obtenu pré-retraites ou reclassements, l’est cependant peut-être un peu moins pour la génération suivante, celle des chômeurs et des précaires. Restent donc les expositions, les pièces de théâtre, les caravanes de la mémoire au Maroc, les recueils*, bref, la mémoire. Même si ses amis lui assurent encore que la « lutte, ça paie toujours », même si il se dit « émerveillé de voir ce qu’il s’est passé en Tunisie ou encore aujourd’hui en Espagne », le résultat est là : même pour la mémoire, il faut se battre encore.

Un combat parfois perdu
En témoigne Patrick Schweitzer, ancien de chez Renault-Billancourt, qui a lancé « un appel pour les lieux de mémoire, qui est devenu un poil à gratter pour la direction de Renault. Elle parle de la mémoire industrielle, des belles bagnoles, des boîtes de vitesse, des casques, mais nous on veut parler de la mémoire des ouvriers, de la solidarité, du million de travailleurs qui se sont succédé sur le site depuis les débuts. » Un combat qui mérite encore d’être mené, car, selon M. Scweitzer, « il y a un enjeu : les terrains valent de l’argent, tout le monde a intérêt à les raser, à la différence des usines du Nord de la France. » Et même si « seuls les combats perdus d’avance sont ceux que l’on n’a pas menés », Tanguy Perron, avec Périphéries, tente de valoriser ces expériences, y compris lorsqu’elles mènent à des échecs, dans une démarche qui est donc à la fois militante et plus objective, historienne.

La mémoire de la nation
Les chercheurs et institutionnels qui concluent ce Printemps mémoriel restent vigilants contre une certaine institutionnalisation de la mémoire dont le récent débat sur l’identité nationale a pu en témoigner. Pourtant, le son de cloche n’est pas toujours le même dans ces institutions : selon Michel Aubouin, directeur de l’Accueil, de l’intégration et de la citoyenneté au Ministère de l’Intérieur, nous rassure en reconnaissant : « on est en situation d’urgence sur la question de la mémoire, car elle n’est pas figée sur des documents. La mémoire de la nation est la fusion dans le même creuset des mémoires individuelles ».

Erwan Ruty

* à l’instar du travail de Mehdi Lalaoui, « Retour sur L’Île Séguin »


« Le travail de mémoire doit rester vivant, pas chloroformé »
Entretien avec Mohammed Ouaddane, coordinateur du Printemps de la mémoire

Presse et Cité : On a beaucoup parlé de la mémoire, et moins d’histoire collective, non ?
Mohammed Ouaddane : [L’historien] Pierre Nora disait : « La mémoire est un matériau pour l’histoire ». On a cependant avancé sur des objectifs visant à sensibiliser les membres du réseau sur ces questions d’objectivité. On essaie de faire que les écritures officielles ne deviennent pas des mythes. Le rôle de l’historien est de critiquer les mythes.

P&C : Quels lieux de mémoire ou événements faudrait-il mettre en avant face à l’instrumentalisation actuelle de la mémoire par certains pouvoirs ?
M.O : On travaille depuis 14 ans sur Belleville, avec toute son histoire ouvrière, anarchiste, militante. Sur comment on fait pour lutter avec ça contre le rouleau compresseur actuel, et ne pas assister passivement à un certain effacement de l’histoire. Mais on pourrait aussi parler de l’Île Séguin ou de l’Hôpital Avicenne. Mais il faut que ce travail reste vivant, pas chloroformé.

P&C : Justement, comment lutter contre l’hygiénisation de la mémoire que vous dénonciez dans un des débats du Printemps ?
M.O : Il faut instaurer un rapport de force, notamment par la réappropriation des outils de transmission de cette mémoire : l’école, les programmes scolaires, les médias, les fictions, documentaires… Même si la mémoire officielle doit aussi exister. C’est une question de contrôle des appareils idéologiques d’état, comme on disait avant ! Il nous faut d’abord parvenir à décloisonner la mémoire de l’immigration, de la classe ouvrière. La mémoire urbaine peut y aider : les populations sont à la fois ouvrières, immigrées, mais elles s’inscrivent avant tout dans un même espace.

P&C : Quel bilan tirez-vous de cette biennale ?
M.O
: D’abord, on a commencé trop tard sur la communication. D’autant plus qu’on travaille sur des thématiques qui ne sont pas toujours comprises : la mémoire urbaine, au contraire de la mémoire de l’immigration. Quand on fait des événements dans des lieux qui ont déjà leur public, comme au quai Branly ou à la Belleviloise, il y a quand même beaucoup de monde. Après, il faut aussi se poser la question des dynamiques de réseau : comment les différents membres s’y impliquent ? Il y a des gens de sensibilités différentes dans notre réseau : certains sont apolitiques et offrent un contenu neutre, d’autres vont avoir tendance à culturaliser leur travail, d’autres sont militants… d’autant plus que cette histoire, c’est parfois aussi des marchés. Il faut donc s’interroger sur les discours qui dominent et reproduisent les mêmes représentations qu’hier.

Propos recueillis par E.R.
 

http://biennale.memoires-histoires.org/

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