
Pour la mémoire de mon frère

Hassan Ben Mohamed s’est replongé dans les archives douloureuses de l’assassinat de son frère en 1980 par un policier raciste. Un livre est en cours d’écriture. L’ironie de l’histoire est que le petit frère est lui-même devenu policier…
"Ce soir, j'ai la gâchette facile". C’est après ces mots qu’un CRS, pointant sa mitraillette sous le nez des passagers d’une voiture, abat froidement Lahouari Ben Mohamed, lors d’un banal contrôle de police à Marseille, contrôle qui s’était déroulé jusque-là sans problème. Cette soirée du 18 octobre 1980, un jeune homme de 17 ans tombe sous le feu d’un policier raciste et avec lui, toute une famille et des amis en sont restés traumatisés. Le policier mis en cause ne sera pas puni. Hassan n’avait que 4 ans quand ce drame a touché sa famille, pourtant en 2010 il a l’idée de tout raconter.
Traumatisme occulté
« J’ai réalisé que ma mère avait répondu favorablement à la demande d’interview d’un journaliste et qu’elle expliquait tout de façon paisible…Je me suis dit que c’était le meilleur moment pour raconter cette histoire que finalement je ne connaissais pas » raconte Hassan. Avec son cousin du même âge Majid El Jarroudi, ils se lancent dans les recherches. « Hassan a toujours été à Marseille et moi à Paris, on s’est perdus de vue alors qu’on a exactement le même âge. Je me suis rendu compte que ce traumatisme vécu à 4 ans, je l’avais presque occulté inconsciemment. Parce que j’ai toujours été marqué par la mort de Malik Oussekine [tué par les policiers lors des manifestations anti-Devaquet en 1986, Ndlr] et pourtant mon propre cousin avait lui aussi subi l’atroce violence raciste d’un policier… » précise Majid.
Plus qu’une enquête de la famille, une thérapie
Puis commence la plus douloureuse étape, les recherches d’archives qui ont duré trois ans… « C’est douloureux de revoir sa mère crier de douleur dans des archives vidéos. J’ai même pu voir les photos de l’autopsie… Je voulais vraiment aller dans les détails une fois pour toute. Certaines images resteront à jamais marquées dans ma mémoire, mais il fallait passer par là ». L’autre volet tout aussi sensible est le recueil des témoignages. La famille Ben Mohamed a toujours gardé un lourd silence sur ce drame. « Ma mère, mes frères ont joué le jeu et m’ont tout raconté… J’ai même pu avoir facilement le témoignage des amis de Lahouari présents avec lui ce soir-là. Ils n’avaient jamais parlé avant. C’est comme s’il me devait, à moi, petit frère, un peu la vérité. Donc c’est bien à moi et à personne d’autre que tout le monde pouvait parler ». Le cœur serré, Hassan poursuit tant bien que mal les entrevues. « Evidemment c’est lui qui a fait le plus dur : recueillir les paroles. A chaque fois ca se terminait en larmes… » précise Majid. Cette enquête, qui a l’aspect d’une thérapie n’est motivée ni par la haine ni par la soif de vengeance. La démarche du petit frère est au contraire une main tendue, pour apaiser et créer le dialogue qui manque encore aujourd’hui.
« Comme si la police me devait quelque chose »
Car le grand intérêt du futur livre à paraître sur cette histoire, c’est que Hassan, dont la famille a été détruite par un CRS, est devenu est devenu… policier. Un peu par hasard et par une certaine curiosité du métier... « J’étais chauffeur routier et mon père n’aimait pas ce travail qui me contraignait à avoir des horaires pas possibles… Il voulait que je fasse l’armée ! Après son décès, j’ai décidé de le faire » raconte Hassan. A son retour, une amie qui ne connaît pas son histoire familiale, lui propose d’intégrer la police qui recherche alors de nouvelles recrues. « Au départ c’était hors de question ! Puis avec le temps j’ai bien réfléchi. C’est étrange, dans mon esprit c’est comme si la police me devait quelque chose… Et j’en ai parlé à ma mère…». La réponse de la maman est sans appel : jamais Hassan n’entrera dans la police ! Mais le temps a passé, d’arguments en arguments, de réflexion en réflexions, la famille Ben Mohamed accepte finalement le choix du petit dernier. Il devient policier à Marseille en 1999.
« Prendre la place d’un policier raciste »
« Il veut montrer que si son frère a été victime d’une injustice, tous les policiers ne sont pas racistes. Et puis symboliquement, il pouvait prendre la place d’un policier raciste et c’est une bonne chose ! » précise Majid. De façon générale, Hassan et Madjid ont découvert la Marche pour l’égalité une fois adultes, comme la majorité des jeunes de leur génération. Mais Hassan porte un regard particulier sur Toumi Djaidja, l’initiateur de la Marche, qu’il a pu rencontrer récemment. « J’apprécie beaucoup la personne de Toumi. En fait je le vois comme un frère, dans la mesure où lui aussi a vécu une injustice policière, et qu’il a survécu. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que si mon frère aussi avait été un rescapé, il aurait pu être un Toumi Djaidja » avoue Hassan.
Marseille, traumatisée par la mort de Lahouari
Car si Lahouari Ben Mohamed est mort en 1980, cela marque un tournant dans le tissu associatif antiraciste marseillais. Une sorte de signe annonciateur qui a préparé la Marche, dont le point de départ est Marseille. « Le drame de mon cousin a traumatisé toute la ville et personne n’a jamais oublié Lahouari. Des associations se sont créées, des maisons de quartiers, et la première manifestation des mamans pour la non-violence a eu lieu à cette occasion… Le travail de terrain antiraciste avait été d’une certaine manière fait pour que la Marche parte dans de bonnes conditions » analyse Majid. Se rassembler, créer le lien et comprendre son histoire, même en étant victime de violence raciste, c’est la ligne de conduite des deux cousins. C’est dans cet esprit qu’Hassan a voulu reprendre la pièce de théâtre de l’ami d’enfance de son frère, Moussa Masskri, devenu acteur professionnel. « A l’époque, les amis de mon frère ont lancé une pièce de théâtre appelé Ya Ouldi (Oh mon fils NDLR), en mémoire pour mon frère. Je leur ai demandé de la reproduire aujourd’hui, plus de 30 ans plus tard. Ils ont accepté ! »
Pièce de théâtre, livre en cours… Hassan et Madjid en sont d’autant plus persuadés : connaître son histoire et l’histoire de l’immigration, aussi douloureuse soit-elle, est primordial. « Je trouve que les jeunes issus de l’immigration ne connaissent pas forcément leur histoire… l’histoire de leur parents c’est tellement important !» déplore le cousin. Et ce n’est pas un hasard si Hassan a pris un congé spécial pour voyager en Afrique, faire des recherches sur le chemin des esclaves…