
Ma villa aux pieds des tours

Monique vit aux Minguettes à Vénissieux depuis le début des années 1970. Témoin privilégié, elle raconte la transformation de sa cité d’adoption, son rôle de parent d’élève auprès des familles immigrées, sa participation à la Marche pour l’égalité et contre le racisme…
Sur sa large table, Monique feuillette son album photos. Entre les clichés de ses enfants en vacances et une fête de famille, une double page tranche. Elle pointe du doigt son visage plus jeune de 30 ans, un pincement aux lèvres. Abritée sous un parapluie, elle défile avec son mari Pierre, une banderole « solidarité » à la main. Le 29 octobre 1983, ils participent à l’étape Vénissieux - Lyon de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. "On avait accueilli les marcheurs dans l’église, raconte cette mamie énergique. Nous n’étions que deux cents dans la rue pour aller jusqu’à Place Bellecourt. C’était à cause de ce temps de chien. Il faisait gris, les jeunes étaient trempés." Depuis la grève de la faim engagée par Toumi Djaïdja, le couple actif au Parti socialiste, apporte son soutien à la bande qui dénonce les crimes racistes. "On allait les voir plusieurs fois par semaine à Monmousseau. Je me souviens que ma mère, qui était assez bourgeoise, avait même signé leur pétition. C'était un changement radical pour elle qui nous interdisait de jouer avec les Arméniens de notre rue quand on était petits."
Depuis plus de 40 ans, Monique vit aux Minguettes. Pourtant si on lui avait dit plus jeune qu’un jour elle allait habiter dans ce quartier populaire de Vénissieux, elle aurait doucement rigolé. De bonne famille, Monique est fille et petite-fille de soyeux Lyonnais. Elle grandit dans le très huppé 6e arrondissement, puis s'installe avec son mari près de la Place Jean-Macé. Rapidement, l'appartement devient trop étroit pour leurs cinq, puis six enfants. Il faut trouver une solution. "Un ami nous avait parlé de la banlieue Sud-Est, où c'était moins cher et plus grand. Je me souviens m'être dit ''quelle horreur''. Les Minguettes avaient déjà mauvaise réputation".
"Il n'y avait rien"
Ne jamais dire jamais. Ils emménagent en 1971 dans une villa de la rue Auguste-Renoir aux pieds des tours bétonnées de la cité dortoir géante. Monique regarde sortir de terre les derniers immeubles. Elle, vit dans une charmante maison sur deux niveaux entouré d’un petit jardin arboré. Bien loin des quatorze étages des HLM sur lesquels elle a vue depuis sa fenêtre. "Une grue suffisait à faire deux tours, elles étaient si proches les unes des autres. Tout était bon pour faire des économies." Le chantier du grand ensemble a débuté dans les années 1960 pour répondre au besoin de logements de la vague d'immigration maghrébine et notamment des rapatriés d'Algérie.
Bientôt, la soixantaine de gratte-ciels forment un jeu d'orgues et l'essentiel de la ZUP (zone à urbaniser en priorité) est érigée : 9200 logements pour plus de 40 000 habitants, repartis dans une dizaine de quartiers. Celui de Monique est "tranquille, loin de Monmousseau et de la Pyramide, où il y avait plus de problèmes". Le plateau accueille des ménages de l'agglomération lyonnaise et des familles immigrées. "C'était très mixte", se rappelle-t-elle. Ça n'empêche qu'au début, son quartier est aussi isolé que les autres. "Il n'y avait rien, pas de médecin, pas de commerçants. Il fallait aller faire nos achats aux Clochettes à Saint-Fons, de l'autre côté de la nationale 7." Pas facile non plus de scolariser ses enfants. L'école Saint-Exupéry et le collège Elsa-Triolet, tout près de son pavillon aujourd’hui, étaient encore en construction à l'époque.
"La tour aux mille enfants"
En servant le thé, elle se souvient des conditions de vie difficiles des adolescents dans les années 80. Les équipements collectifs promis manquent cruellement. Le nombre de classes est insuffisant. La commune est touchée de plein fouet par la crise. La tension monte. En 1981, les premiers incidents éclatent entre jeunes et forces de l'ordre. Les Minguettes deviennent le symbole du mal de vivre des banlieues. Depuis son intérieur coquet, Monique se souvient : "Proche de la tour qu'on appelait “la tour aux mille enfants“, il y avait régulièrement des rodéos, des casses, des voitures qui brûlaient. Les gamins, jetés de l'école, s'occupaient comme ils pouvaient. Si par malheur, quelqu'un prenait le parti de la police, le lendemain, il pouvait être sûr que sa boîte aux lettres serait cramée. Les jeunes n'en pouvaient plus des contrôles au faciès musclés." Une fois, elle avait pris la défense d'un petit qui sortait du bistrot du coin. "Les flics commençaient à le menacer avec une matraque, juste parce qu'il était basané et qu'il avait peur de montrer sa carte d'identité. Notre vice-président des parents d'élèves, lui aussi, se faisait arrêter jusqu'à trois fois par jour parce qu'il était Tunisien."
Enseignante de lettres à Lyon, puis nourrice aux Minguettes, Monique fait de l'école son terrain de bataille. Elle s'engage dans les associations de parents d'élèves. "Je me suis rendue compte de la différence qui était faite entre les enfants des tours et des villas. Les maîtresses ne voulaient pas les mélanger. Il y avait trois groupes. Le A pour les gamins « bien », le B pour les « moyens », et le C pour les étrangers. Pour me punir d’avoir dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, ils avaient mis ma dernière fille dans le groupe C. Même au collège, ils mettaient tous les étrangers dans la classe pour déficients mentaux." Sidérée, elle fait en sorte que les parents de ces enfants, pourtant nés sur le sol français, puissent assister au débat et se battre. "Ils n'osaient rien dire au début. Puis, j'ai beaucoup sympathisé avec les femmes algériennes, je m’asseyais par terre avec elles. Elles se rendaient bien compte que leurs enfants étaient mis sur la touche. Alors on a décalé les réunions d'information dans l'après-midi pour qu'elles puissent venir. Le soir, elles n'avaient pas trop le droit de sortir."
"le repère des loubards"
Les tours se dégradent. Peu à peu, les familles de classes moyennes prennent leurs clics et leurs clacs. Les logements restent vacants. La mairie communiste ne remplace pas les foyers qui s'en vont dans l'objectif de réhabiliter le quartier. C'est à Monmousseau que les trois premières tours vides tombent. "On disait dans les journaux télévisés que c'était devenu le repère des loubards, une zone de non-droit", se rappelle Monique. Dans les années 1980, une vingtaine de barres sont démolis. "Les habitants regardaient ça comme un spectacle, il y avait une telle fumée !" S'en suit le ravalement de façade des bâtiments, la construction de salles des fêtes, des espaces verts et des jeux pour enfants. Mais le chantier est d'envergure, et tout prend du temps. "Le quartier de la Démocratie est resté en friche pendant au moins dix ans. Je crois que c'est seulement vers la fin des années 1990 que la médiathèque fut construite."
Aujourd’hui, il y a le tramway, un cinéma, un conservatoire de musique. Les constructions se font plus petites. "Ca ressemble davantage à un quartier comme un autre. Les arbres ont poussé, c’est bien vert. Bon, il y a toujours des voitures qui brûlent mais je crois que la presse s’emballe parce que ça se passe aux Minguettes. Ca fait partie du mythe !" Depuis 1971, les voisins de Monique ont bien changé. Les familles immigrées qui se sont enrichies ont déménagé dans les villas aux pieds des tours. Quasiment tous les ménages lyonnais sont partis. "Ce qui a changé aussi, c’est la radicalisation de l’islam dans les quartiers, avec beaucoup de jeunes femmes qui portent le voile intégral. C’est l’infiltration du trafic de drogues aussi… Avant, les parents n’avaient même pas une voiture, ils se baladaient en vélo. Maintenant, il n’est pas rare de voir des Jaguars." Aujourd’hui encore, Monique est déterminée à aider les jeunes en difficulté. Elle héberge deux étudiants étrangers en partenariat avec le Crous.