Les Marcheuses oubliées

Marilaure Mahé interviewée sur la Marche en 1983 (Crédit Ina.fr)
Le 02-01-2014
Par Emeline Le Naour / CFPJ

En 1983, elles étaient une dizaine à avoir pris la route aux côtés des insurgés pacifiques des Minguettes pour exiger la fin des crimes racistes. Trente ans plus tard, peu se souviennent de Malika, Fatima, Marilaure, les marcheuses. Elles nous racontent. 

 

« Nous n’étions pas les premières victimes du racisme. C’était eux qui se faisaient tuer. » 
En 1983, Malika Boumedienne a une vingtaine d’années et décide de rejoindre la Marche à Vienne après le meurtre « révoltant » de Toufik Ouanès, 9 ans, à la Courneuve. Elle marchera à leurs côtés jusqu’à Paris pour, dit-elle, « crier haut et fort que nous avions des droits ». 
Avec Fatima, Marilaure et une poignée d’autres jeunes femmes, Malika était “Marcheuse permanente”. Un petit noyau soudé, solidaire mais aussi paritaire. 
« Chacun prenait la parole à tour de rôle, filles comme garçons, se souvient-elle. Cela se faisait naturellement. » Car dans cette Marche il est question d’égalité entre les Français d’origine étrangère et les autres mais aussi entre les sexes. Si les filles n’ont pas été, à cette période meurtrière, en première ligne des tirs des policiers racistes et des “Tontons flingueurs”, elles ont été à l’avant-garde de l’engagement militant. 
 
Pour Fatima Mehallel, même son de cloche : « Ils ont toujours été bienveillants avec moi. Il régnait un véritable esprit de famille. Et puis les mecs étaient fiers de nous avoir à leurs côtés » lâche-t-elle. Si à 21 ans elle a décidé de dire son ras-le-bol en traversant l’Hexagone c’est à cause de ce sentiment d’injustice qui l’a toujours hanté. « Dans mon quartier il y avait des descentes de police tous les jours, des provocations. Et puis tout était gris, c’était un vrai ghetto. » Mais avant de sillonner les villes et villages pour porter la bonne parole, il a fallu à Fatima comme pour la plupart des marcheuses, défier l’autorité parentale. « J’ai dû m’imposer face à ma mère qui était contre. » Et elle ne regrette pas cet affront car, sur la route, elle a trouvé une « révélation » : son identité culturelle. Celle-là même que la jeune fille de l’époque, souvent hospitalisée, n’avait pas reçue dans son foyer familial. 
Mais si Fatima a réussi à se reconnecter à ses origines grâce à la Marche, il n’était pas question de communautarisme dans les rangs.
 

Parité et mixité 

« J’étais une Française d’origine française et à aucun moment les autres marcheurs n’ont remis en cause ma légitimité » explique Marilaure Mahé auteure de En Marche. Lorsqu’elle a pris l’aventure en route c’était à Marseille et elle avait 22 ans. Avec une voix douce, elle raconte cet « acte fondateur » dans sa vie de militante associative.  « La mixité était fondamentale pour le père Delorme, il voulait que la Marche touche le plus de monde possible. » Elle raconte qu’au début, la plupart des filles qui usent leurs semelles sur le bitume sont d’origine française, les garçons, eux, d’origine maghrébine. De cette « rencontre », est née dans le petit groupe la sensation du « bien vivre ensemble. » L’impression d’avoir fait un pas vers l’autre. Mais après de longues journées à avaler les kilomètres, qui des filles ou des garçons se chargeaient d’haranguer l’auditoire ? « Les deux premières semaines, les gars avaient besoin de déverser ce qu’ils retenaient au fond. De se libérer, de raconter la violence dont ils avaient été victimes. » Mais passer ces instants d’émotion, les filles ont pris les commandes quand le discours est devenu plus militant. A l’entrée des villes, c’était souvent MariLaure qui s’emparait du mégaphone pour exposer les revendications du groupe. Malika, elle, parlait avec aisance aux médias alors que Fatima était de nature plus réservée. 
Pour achever la démonstration, Marilaure nous parle répartition des tâches : « Les filles n’étaient pas cantonnées aux tâches ménagères puisque nous étions logés et nourris par les gens que nous rencontrions. » 
 
A l’instar des marcheuses qui ont vécu de l’intérieur cette école de l’égalité, Kaïssa Titous, militante du Collectif Jeune, a organisé l’arrivée de ce convoi exceptionnel dans la capitale. Elle confirme le rôle fondamental qu’avaient déjà des femmes avant 1983.
« Nous étions les leaders du monde associatif. Les actions en justice, les initiatives dans les quartiers, tout cela était emmené par des femmes. » Ce militantisme qui se conjugue au féminin a été amorcé par les mères. « Elles étaient plus impliquées que les pères qui étaient souvent accaparés par leur boulot à l’usine, explique-t-elle. Si l’expression publique favorise les hommes il ne faut pas oublier que nous étions là, mobilisées pour nos frères et nos pères. » 
L’engagement de leurs aînées est d’ailleurs antérieur à l’initiative des jeunes des Minguettes. Le 18 octobre 1980, après l’assassinat par un policier de Lahouari Ben Mohamed à Marseille, les mères meurtries se soulèvent contre la répression policière. Une délégation est formée pour exiger de la préfecture de police l’arrêt des violences et des contrôles au faciès. Elles manifesteront pendant plusieurs jours. 
Quelques années plus tard, à l’instar des folles de la Place de mai en Argentine, elles décident d’un premier rassemblement devant le ministère de la Justice le 21 mars 1984 pour protester contre la remise en liberté des criminels racistes. A la suite de cette action, elles gagneront le surnom de « Folles de la Place Vendôme », puis fonderont l’Association nationale des familles de victimes de crimes racistes ou sécuritaires. 
 

Un engagement méconnu

Depuis, l’histoire a relégué au placard ce militantisme, plutôt féminin que féministe. Marilaure, l’une des marcheuses les plus sollicitées, regrette toutefois qu’il faille un support médiatique estampillé « féminin » pour que l’on évoque leur rôle. Pour Salihka Amara, à l’époque responsable du comité parisien d’accueil des marcheurs et auteure de La Marche de 83, une pierre à l’édifice des luttes de l’immigration, l’oubli par les médias de leurs actions est une pilule difficile à avaler car « les femmes ont apporté un dynamisme formidable à la Marche. » D’après elle, cet investissement est d’autant plus louable au vu du contexte des années 80 qui mettait en concurrence filles et garçons issus de l’immigration. « Celles que les journaux et les politiciens appelaient les “beurettes” étaient plus intégrées car meilleures à l’école, plus sérieuses. On avait la côte mais nous avons toujours été solidaires des garçons. Nous n’avons pas accepté ce clivage » se défend-t-elle.
 
Trente ans après que reste-t-il de cette fraternité entre les sexes ? Pas grand-chose pour Fatima qui se décrit volontiers comme féministe et musulmane pratiquante. Elle soupire : « Dans les quartiers, l’égalité a régressé pour les femmes. Le diktat des hommes s’est imposé. » Puis tempête « Je ne baisse pas les yeux, je n’ai pas besoin d’être voilée ou habillée comme un mec pour me faire respecter, et cela je l’enseigne aussi à ma fille. » Pour Malika, le problème est plus large et rien ne bougera « si l’on ne permet pas aux jeunes d’ouvrir leur horizon. » En somme de croire en l’avenir.

 

 

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