Les 5 mythes de la Marche... et leurs limites

Marcheuse - Credits photo Amadou Gaye
Le 27-11-2013
Par Erwan Ruty

Abdellali Hajjat, sociologue, auteur de « La Marche pour l'Egalité et contre le racisme » (éds. Amsterdam), le livre sans doute le plus précis sur le sujet publié à ce jour, revient sur quelques lieux communs liés à cette histoire qui, trente ans après son déroulement, peine encore à entrer dans le récit national de manière neutre et dépassionnée. Petite mise au point. 

 
P&C : L'histoire officielle voit en la Marche la victoire d'un mode d'action non-violent, par opposition aux émeutes des Minguettes qui avaient bousculé l'actualité depuis 1981. Les auteurs des deux événements étaient-ils si différents les uns des autres ?
 
AH : On oppose souvent violence illégitime, gratuite, sans revendication, sans parole des rebellions où on brûle des voitures et des magasins, et non-violence des marcheurs. Mais une partie d'entre eux, très minoritaire, des marcheurs a participé aux confrontations avec les policiers, par exemple en mars 1983 : Kamel Lazare ou Antonio Manouta par exemple. Il y a chez certains un basculement rapide à un mode d'action non-violent. Dans les deux cas, il y a du politique qui s'exprime. D'ailleurs, même en 2005, il y a bien un discours chez les émeutiers. Mais ça ne prend pas forcément des formes traditionnelles, mais par les blogs ou la musique. 
 
 
P&C : On dit souvent que le terme « Marche des beurs » est à la fois réductrice, puisque la moitié des marcheurs n'étaient pas des beurs, mais aussi politiquement nocive, puisque cela « communautarise » un combat qui était justement égalitariste. Quels étaient les usages du mot « beur » et leur signification ?
 
AH : Il y a un décalage entre les revendications initiales et l'intitulé « Marche des beurs ». On racialise le propos à travers l'identité « beur ». La raison profonde de ce détournement est qu'on assiste alors en France à un moment où la perception de la société en terme de classes sociales est en déclin. Déclin du PS, du PCF, de la classe ouvrière. On commence alors à parler, notamment au PS, « d'exclus » plus que « d'ouvriers ». 1983, c'est le moment du « tournant de la rigueur » du gouvernement socialiste. Il va dorénavant falloir éluder le social. Mais c'est vrai que les marcheurs voulaient mettre en avant les premières victimes du racisme, qui étaient maghrébines. Conséquence, dans le public : les maghrébins sont les premiers perçus. Qui plus est, eux-mêmes ne se voyaient pas comme des ouvriers, même si certains avaient ce type de formation. Et ils n'étaient pas non plus reconnus comme tels, notamment par le PCF et l'aristocratie ouvrière. C'est ce que révèlent ces rebellions : un clivage, un impensé de la classe ouvrière. Enfin, l'utilisation du terme « beur » marque l'habituel problème entre un terme et son usage. Ce terme a servi à diviser ceux qui étaient jugés « intégrables » (les beurs) et les autres (les musulmans). Cette fracture se révèle surtout à la fin des années 80. 
 
 
P&C : On perçoit souvent, y compris dans le film « La Marche », comme une sorte de génération spontanée. On oublie toute la part d'aide des organisations traditionnelles de soutien aux immigrés, notamment dans la manifestation parisienne du 03 décembre, qui a vu la mobilisation de toutes les organisations de gauche de France...
 
AH : Oui, le réseau de soutien est monté dès la grève de la faim de 1981 par la Cimade Lyon. Les étapes de la Marche reflètent la cartographie des comités de soutien aux grévistes de la faim. Le groupe ne s'est pas lancé avant de savoir qu'il avait une quarantaine de comités de soutien. Il faut des parrains avocats et intellectuels notamment, pour compenser le stigmate sur les « beurs ». La qeustion est aussi : qui possède les « ressources » financières et organisationnelles ? C'est clairement le mouvement de soutien aux immigrés qui s'est construit après la seconde guère mondiale. Et c'est ce qui fera défaut lors de « Convergence 84 ». Et c'est, a contrario, ce qui fait la différence entre la France et les Etats-Unis, où les marches des Noirs ont pour ainsi dire « bénéficié » des effets de la ségrégation et du ghetto qui ont permis de créer une culture (la soul music) et des institutions communautaires, des porte-parole etc. C'est dans cet infra-politique de certaines cultures que ces mouvements ont trouvé des points d'appui et qu'ont pu se développer des discours politiques. Alors qu'en France, il n'y a pas d'équivalent. Du moins avant la Marche. Après, il y aura les concerts Rock against police, sur le modèle anglais, ou Rachid Taha...
 
 
P&C : Les revendications initiales des marcheurs n'avaient rien à voir avec ce qui a finalement été obtenu (la carte de séjour de 10 ans pour les travailleurs immigrés), alors que les marcheurs, presque tous français, n'étaient donc pas directement concernés par ce type de combat. Cela révèle-t-il un « cadrage » de la Marche par les organisations de soutien aux immigrés comme la Cimade, qui justement portaient ces revendications autour de la carte depuis longtemps?
 
AH : Dans les textes, tracts, statuts de associations comme SOS Avenir Minguettes [d'où sont issus plusieurs marcheurs comme Toumi Djaïdja], il y a surtout des critiques violentes contre la police, des revendications sur le logement etc. Un changement de discours s'opère pour la Marche, où on passe du local au national. L'objectif premier de la Marche est d'interpeller le gouvernement, de mener une politique plus favorable aux immigrés. De prouver qu'une majorité de français sont fraternels et contre le FN. Pour cela, les marcheurs ont aussi besoin des médias, et de discours humanistes généraux. On ne peut rassembler des milliers de personnes avec des discours clivants. Il faut des « informations omnibus », comme dit Bourdieu, audibles par n'importe qui. 
 
 
P&C : Y a-t-il vraiment eu un « vol » de la Marche par SOS Racisme, ou alors plutôt une capacité de ce mouvement à remplir le vide qui a suivi celle-ci, et que les autres associations, notamment issues de l'immigration, ne sont pas parvenues à remplir ?  
 
AH : Un nouvel espace politique est ouvert après la Marche. Quand SOS Racisme naît, il essaie d'intégrer des marcheurs. L'association bénéficie de ressources symboliques et financières qui sont sans commune mesure avec les autres. Christian Delorme soutient SOS et entre en conflit avec les autres associations, comme celles qui ont soutenu la Marche à Paris et qui sont dans un discours d'opposition plus radicale. 
 
Propos recueillis par Erwan Ruty
 
 

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