Jean Costil : « En 30 ans, j'ai compris comment se fabriquait l'Histoire »

Jean Costil a accompagné les marcheurs en 1983 © Camille Jourdan
Le 16-12-2013
Par Camille Jourdan / CFPJ

Il avait 41 ans lorsqu'il a marché aux côtés du père Christian Delorme. Plus discret que son confrère de la Cimade, le pasteur revient sur l'évènement trente ans après. Désabusé et amer, il dénonce la « réinterprétation » de l'histoire de la Marche pour l'égalité et contre le racisme au fil des années.

 

P&C : Vous avez été l'un des acteurs principaux de la Marche pour l'égalité et contre le racisme. Que pensez-vous du film, La Marche ?

 

JC : A la projection presse où j'étais invité avec quelques marcheurs, tout le monde a applaudit très longuement à la fin. C'était une espèce de jubilation sur le coup. Tous les spectateurs étaient dithyrambiques et en ont fait des tonnes. Si on ne va pas dans ce sens, on est mal vu. Mais il ne faudrait pas que les spectateurs y voit un documentaire d'histoire. L'ambiguité est forte. Le scénario prend beaucoup trop de latitude avec la réalité. En vrac : le père Delorme n'est pas tombé malade d'une plèvre du poumon, pour réapparaitre trois jours avant l'arrivée du cortège à Paris. Personne ne s'est fait tracé au couteau une croix gammée dans le dos. Aucun homme ne nous a menacé avec un fusil depuis un 4x4 sur le bord de la route. Le film baigne dans une paranoïa de violence. Il tend aussi à transformer Toumi Djaïdja en quelqu'un d'exubérant alors que c'est un mec silencieux. C'est une distorsion de l'histoire ! Je ne veux pas saper le truc, c'est déjà bien qu'on s’intéresse au sujet. Les banlieues vont se déplacer pour aller voir Jamel Debbouze. Dommage qu'il joue un personnage complètement fictif, le petit rigolo de la bande. 

 

 

P&C : Ça reste du cinéma... Vous sentez-vous trahis ?

 

JC : Je ne me reconnais pas dans le film. La Marche pour l'égalité et contre le racisme est évidemment un fait historique. Mais je trouve que lorsqu'on la raconte, il y a trop de libertés prises avec ce qu'ont réellement vécu les marcheurs. En 30 ans, j'ai compris comment se fabriquait l'histoire. Dés le début, on ne s'est intéressé qu'à l'événement avec les 100 000 personnes à Paris. Au fur et à mesure du temps, on en a fait des interprétations et des réinterprétations. La première récupération est dite « Marche des beurs » par toute la mouvance parisienne beaucoup plus politique qui se greffe à la Marche dès novembre 1983. Mais ces gens-là n'ont fait que prendre le train en marche et voler au secours de la victoire. Le mot « beur » est une invention de la presse, et un an plus tard, une reprise de SOS Racisme. Ça devait faire bien de dire « arabe » en verlan. Mais ça montre seulement à quel point il était difficile de parler de la réalité. « Bicot » et « raton » étaient interdits alors on a trouvé un nouveau mot. Tout le monde sait maintenant que les marcheurs n'étaient pas tous d'origine immigrée. De même, présenter la Marche comme une suite des « marches noires » organisées par Martin Luther King pour les droits civiques, c'est faux aussi. Les Arabes n'ont jamais connu l'apartheid en France. La bande de jeunes et nous deux, les ecclésiastiques, n'étions pas politisés. Nous marchions, convaincus qu'un combat non-violent était la meilleure des solutions pour réclamer justice après les crimes racistes. Les marcheurs n'ont pas fait Marseille-Paris pour revendiquer l'obtention de la carte de séjour et de travail de 10 ans, qui d'ailleurs concernait bien plus leur parents qu'eux-mêmes. Les raccourcis vont trop loin. Et ça continue aujourd'hui, comme à chaque commémoration.

 

 

P&C : Pouvez-vous nous raconter votre version de l'histoire depuis votre arrivée aux Minguettes à Vénissieux ?

 

JC : On oublie souvent le contexte de cette Marche, elle ne tombe pas du ciel. C'était un pari cinglé, certes, mais elle n'est pas née du Saint-Esprit. J'arrive au quartier en 1979, recruté par la Cimade (ndlr : service oecuménique d'entre-aide). Je venais d'un petit village des Cévennes où je faisais le pasteur depuis une dizaine d'années. Mon village, c'était une tour du quartier Monmousseau, ni plus ni moins 450 personnes. Sauf que dans mon village, il y avait un épicier, deux bistrots, un coiffeur, une mairie... Aux Minguettes, il n'y avait rien. Les infrastructures étaient complètement atrophiées. Tout a été préparé pour que ça éclate un jour. On a du mal à se remettre dans l'environnement de l'époque. On est seulement 20 ans après la fin de la guerre d'Algérie. On est encore dans une vision d'une France nostalgique et orpheline de ses conquêtes coloniales. La société française vit difficilement les immigrations maghrébines. Il y a encore des réseaux qui veulent prendre leur revanche sur les Algériens. Depuis 1973, la crise économique grossit. Le Front National placarde des affiches titrant « Un million de chômeurs, c'est un million d'immigrés en trop ». Il y a beaucoup de meurtres de jeunes, des crimes racistes pour lesquels les auteurs ne sont pas ou peu punis par la justice. En 1981, la gauche avec Mitterrand arrive au pouvoir. Il y a de fait l'attente d'un renouvellement. Mais ça n'arrive pas du jour au lendemain.

 

 

P&C : Quel rôle jouez-vous auprès des jeunes du quartier ?

 

JC : En avril 1981, avec le père Delorme et Hamid, en sursis d'expulsion, j'entame une grève de la faim pour protester contre les expulsions des jeunes de la seconde génération d'immigrés. Ça nous donne une certaine notoriété sur place, on est respecté. On fait les médiateurs, ce que les travailleurs sociaux ne peuvent pas faire puisque les jeunes les détestent. On rencontre les gamins aux pieds des tours, dans leur milieu. De toute façon, les centre sociaux brûlent régulièrement. Le père Delorme, qui est un adepte de la non-violence commence à faire des émules. Les réseaux chrétiens sont très actifs pour soutenir ces populations. Il n'y a aucun problème à ce qu'un curé et un pasteur plaident la cause des immigrés musulmans. On ne pense pas à travers ce prisme à l'époque. Aux Minguettes, le nombre d'habitants chute de moitié entre 1973 et 1983. Le maire communiste a mit en place une politique de non remplacement des foyers qui partent. Dans la tour n°10 de Monmousseau, il ne reste plus qu'une dizaine de familles. Les jeunes qui représentent plus de 50% de la population, quasiment tous au chômage ou sortis du système scolaire, en font leur salle de jeux. Ils se confrontent régulièrement à la police. Les contrôles au faciès et les ratonnades ne se comptent plus. On répond par des émeutes, des rodéos. Voilà, le terreau qui prépare la Marche.

 

 

P&C : Quels sont les épisodes de la Marche éludés qui mériterait d'être racontés ?

 

JC : Ce que j'ai trouvé le plus extraordinaire pendant cette Marche, ce sont les prises de parole des jeunes. Au fil des étapes, ils ont pris confiance en eux avec la volonté de raconter leur mal-être. Si au tout début, le père Delorme parle, bientôt, les marcheurs vont prendre le micro. Ces jeunes qui étaient pour la plupart actifs de la violence dans leur quartier vont s'approprier les mots pour le dire. Ils étaient en quelque sorte coupés du monde. Ça a été une découverte de l'impensable pour eux : ils rencontraient des Français hyper ouverts, qui n'étaient pas que des méchants policiers blancs. La mayonnaise prenait. Ça nous a encouragé. C'était en quelque sorte « la pédagogie de la marche ». Deuxièmement, ce que l'on zappe aussi, c'est la longueur de cette Marche qui a duré 45 jours. C'était difficile. Ça murit, ça travaille à l'intérieur. On ne parle jamais de ce qu'on avait appelé le « protocole de la marche quotidienne » qui consistait à faire un bout de chemin le matin avec des militants d'associations, de retrouver de la compagnie l'après-midi dans la ville d'après, de passer en centre-ville, puis dans la ZUP (ndlr : Zone à urbaniser en priorité) et enfin de monter sur une estrade pour échanger avec la population. Toute cette organisation logistique faite dans l'ombre notamment par le bureau de la Cimade à Lyon et à Paris est inconnue. Il faut imaginer qu'il n'y a ni téléphone portable, ni informatique à l'époque. On n'a pas idée non plus qu'à deux reprises, la marche a failli capoter. D'abord à l'étape de Vénissieux où les jeunes étaient récupérés par leurs familles qui vivaient toujours dans la peur de voir l'un d'eux tués. Ensuite, lorsque l'on apprend le meurtre du Bordeaux-Vintimille (ndlr : Habib Grimzi est assassiné par défenestration du train par trois candidats à l'engagement à la Légion étrangère, pour des motifs racistes) qui engendre une pression difficile à canaliser.

 

P&C : Cette Marche serait-elle possible aujourd'hui ?

JC : Ce serait difficile... S'il y avait des croisades à faire, ce serait pour dire aux gens de se politiser. C'est ça le combat actuel à mener.

 

Propos recueillis par Camille Jourdan / CFPJ

 

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