Jean Blocquaux : la Marche « des beurs », au-delà de sa légende

Le 04-07-2013
Par Erwan Ruty

Ce 31 mai 2013, Presse & Cité a réuni à Paris des personnalités de la Marche pour l'Egalité : Toumi Djaidja, son initiateur ; Samia Messaoudi et Marilaure Mahé. Ils ne sont pas encore arrivés. Les premiers auditeurs s'asseyent. Parmi eux, un vieux monsieur a pris place. Jean Blocquaux, un homme qui a fait l'histoire de cette marche... dans l'ombre. Et sort à la lumière pour la première fois.

 
Il attend patiemment que le débat commence. Personne ne le connaît. Mais lui connaît bien des personnes qui entreront bientôt en scène, même si ces personnes sont tout sauf des artistes, encore moins des stars. Et pour cause : ce monsieur a été conseiller au cabinet de Georgina Dufoix, passionaria respectée de la gauche mitterrandienne flamboyante au moment de la Marche, en 1983, secrétaire d'état à la « Famille et des travailleurs immigrés ». Dès les premiers jours, à Marseille, « à titre personnel au début », il suivra la marche « de très près », et à partir de Lyon, officiellement. La précèdera, la contournera, ou l'anticipera... Ce « compagnon de route » de l'événement analyse : « On avait les historiques de la défense des immigrés, la Cimade, la Ligue des droits de l'homme, qui jusqu'ici étaient les porte-paroles d'immigrés qui n'avaient pas le droit d'association jusqu'alors, et puis on a les jeunes issus de l'immigration qui vont prendre la parole eux-mêmes, et ne plus avoir besoin d'interprètes. C'est ce qui fascine les médias, qui ont tout d'un coup vu des gens qui ne sont plus des théoriciens des droits, mais viennent parler de leur vécu ».
 

Ce 31 mai 2013 : des scoops et de l'histoire en direct

C'est ce que ce septuagénaire, pur et dur et digne serviteur de la République, viendra en tous cas raconter, archives personnelles inédites en main, devant une salle ébahie d'entendre l'histoire se redérouler devant elle. Mais aussi dialoguer avec les marcheurs qui n'avaient pas revu ce personnage incontournable des coulisses la marche, depuis trente ans. Pour lui, au départ, « les politiques ont peur de cette marche : on ne sait pas du tout ce qu'il pouvait se passer, les difficultés que cela pouvait occasionner (…) Il y avait des sensibilités différentes à l'intérieur même du cabinet de Mme Dufoix. Moi j'ai reçu, dès septembre 83, dans mon bureau, Delorme, Costil et Toumi qui sont venus m'expliquer ce qu'était leur démarche. Il y a le texte de Costil et Delorme d'août 83 qui fait référence à Gandhi, à Martin Luther King. Et ce qui m'intéresse, c'est cette démarche non violente. D'entrée, j'y crois. De là, je vais essayer de faire partager cette impression. On prend quelques précautions : une instruction est donnée à tous les préfets qui vont être concernés par la traversée de la marche, de faire une surveillance de ce qu'il se passe, et de faire un rapport sur les différentes étapes de la marche. » Le ministre de l'Intérieur, Gaston Deferre, marseillais plus que sceptique sur cette marche partie de sa ville d'élection, engagera des « discussions un peu vives », selon la litote de M. Blocquaux, avec les autres équipes plus favorables à l'initiative : « plusieurs fois, on est obligé de remonter jusqu'à Matignon ou l'Elysée pour décider de certaines choses. Et dès le 8 novembre, je fais une note à l'Elysée pour argumenter de la nécessité pour les marcheurs d'être reçus par la Présidence de la République  ». 
 
Jean Blocquaux et Marilaure Mahé : qui ira à l'Elysée ?


 
Certains partisants de la théorie du complot y verront une manipulation orchestrée en haut lieu ; théories susceptibles de jeter un voile de discrédit sur un événement phare. La légende de la marche elle-même devra s'en accommoder sans doute.
 

Un nouveau contexte : une gauche enfin au pouvoir, mais qui n'a rien vu venir 

« Le contexte était celui des radios libres », rappelle M. Blocquaux suite à son intervention du 31 mai. Radio Beur (devenue plus tard Beur FM) est l'une de premières d'entre elles. Son impact est énorme. Certains de ses fondateurs, comme Samia Messaoudi (présente le 31 mai), feront partie des marcheurs. Le titre même de cette radio a d'ailleurs été récupéré par la presse nationale vers la fin de la marche (Libération titrera ainsi en Une, le 3 décembre, à l'occasion de l'arrivée de la marche à Paris : « Paris sur beur »). « Il y a une vraie rupture avec la fin du contrôle de la communication de l'époque de Giscard. Nous, on ouvre la cocotte minute, et ça explose dans tous les sens. C'est Polac à TF1 (avant sa privatisation, avec son « Droit de réponse », une émission de plateau totalement libre et anarchique sur des sujets de société, impossible à imaginer, même aujourd'hui, sur ces sujets). C'est aussi un contexte où le droit d'association venait d'être accordé aux étrangers. C'est un terrain favorable ». Reste que la gauche, enfin au pouvoir depuis à peine deux ans, est encore sous le choc des émeutes des Minguettes (banlieue lyonnaise), en 1981. 
 
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L'association SOS Minguettes, à laquelle appartient Toumi Djaidja, est issue de cette histoire, qui fait de Lyon non seulement l'ancienne capitale des Gaules, mais aussi celle des gônes (les « gamins », dans l'argot local d'alors), et des banlieues naissantes. Pour Jean Bloquaux : « Ces émeutes sont un traumatisme pour le gouvernement de gauche, qui met du temps à analyser ça : on était alors dans la « défense des droits des immigrés » (droit de vote, droit d'asile, avec Amnesty International, la Cimade, le Fasti, la ligue des droits de l'homme...). Bref, on était dans une démarche d'ouverture de droits nouveaux. On n'avait pas identifié ces jeunes français et leurs revendications propres, la montée d'un racisme de vie quotidienne, les discriminations à l'embauche par exemple ; et la dégradation des relations entre la police et les jeunes. Il y avait bien des études sociologiques qui en parlaient, mais qui n'étaient pas remontées au niveau de la réflexion politique. Dans les 120 propositions de Mitterrand aux élections de 1981, il y avait des mesures sur les droits des étrangers, mais rien sur cette population jeune. Dans les cabinets, il y avait des énarques qui avaient peur de ces jeunes issus des Minguettes, suite aux émeutes. »
 

Une marche rien moins que solitaire

« Très rapidement, les marcheurs vont être reçus par les mairies, à Grenoble par exemple. La première personnalité nationale qui va à la rencontre des marcheurs est Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT. Ensuite, c'est Mme Dufoix, à Strasbourg, dans le quartier du Neuhof. Peu à peu, tous les politiques se précipitent pour aller à la rencontre des marcheurs : Lang, Cresson et tout. Des comités d'accueil de l'Eglise catholique ou protestante, parfois du PSU [parti autogestionnaire à la gauche du PS, ndlr], de la Ligue des droits de l'homme voire du PS s'impliquent dans les débats qui avaient lieu à chaque étape. Très tôt, avant même la marche, des dates d'arrivée dans les villes du parcours sont définies et des tracts imprimés avec un questionnaire demandant notamment qui voulait accueillir la marche : écoles, foyers de jeunes travailleurs etc. La Cimade organisait tout ça », relate M. Blocquaux. Le succès est réel, mais ce n'est que vers Strasbourg que la marche commence à faire vraiment parler d'elle (au moment où un jeune algérien, Habib Grimzi, se fait défenestrer d'un train par des militaires avinés). « Les comptes-rendus de la presse locale sont en général très positifs » se souvient M. Blocquaux. « La presse internationale est laudative : l'arrivée de la marche se voit dans le New York Times, dans la presse allemande ou marocaine... » Le tout sans attaché de presse, se permet de rappeler l'ancien membre du cabinet de Georgina Dufoix !
 

Des lendemains de marche qui déchantent

Après la réception à l'Elysée et le passage quelque peu en force, face à la presse, des marcheurs qui annoncent avoir obtenu du Président (pourtant moins catégorique, initialement, lors des discussions en comité restreint avec quelques marcheurs !) la carte de séjour de dix ans pour les étrangers (une première en Europe), le soufflé semble pourtant retomber : « Le 20 décembre, je réunis les marcheurs et leur demande quels sont leurs projets, poursuit Jean Blocquaux. Tous veulent créer des associations dans leur quartier. Je dis d'accord, envoyez-moi vos dossiers. Je n'ai reçu que deux projets. De même, à la mi-janvier, Jack Lang, le ministre de la Culture, qui les avait reçus, leur avait proposé la même chose. Sans suite... Il y a bien eu des tentatives de l'Etat de poursuivre quelque chose. » 
 
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Conclusion de M. Blocquaux : « Il n'y avait pas de structure pour encadrer la marche après son arrivée. Celui qui aurait pu être leader, Toumi, du fait de sa personnalité, ne voulait pas y aller. Et les autres étaient dans des démarches individuelles », jure Jean Blocqueaux. « Si quelqu'un avait repris la balle au bond, on l'aurait soutenu. » Ce sera SOS Racisme qui remplira ce vide, rapidement, avec le soutien de l'Elysée (via Jean-Louis Bianco en particulier, conseiller de Mitterrand). 
 
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