
Farida Belghoul marche-t-elle pour le racisme ?

Vu de la « fachosphère », la Marche des Beurs est un complot. La partie émergée d’une conspiration-iceberg où les ennemis de l’ombre sont le PS, SOS Racisme, le mariage homosexuel, le lobby juif, ou encore la psychanalyse. Le porte-étendard de cette dénonciation tous azimuts : Farida Belghoul, historique de la lutte antiraciste et initiatrice de Convergence 84 (association née de la Marche).
« Je n’ai pas choisi le silence dans lequel je me suis trouvée pendant 29 ans », déclare Farida Belghoul dans une interview du 28 novembre dernier. La parole de cette figure du combat antiraciste des années 1980 était évidemment attendue à l’occasion des trente ans de la « Marche ». Plus surprenant cependant, le support choisi : Egalité&réconciliation, site ultranationaliste et conspirationniste d’Alain Soral, écrivain pamphlétaire qui réussirait à faire croire que si vous avez manqué le train de 07h49, c’est probablement le fait de la « juiverie internationale ».
Une erreur de casting au moment de publier l'interview ? Pas vraiment. Car la « liberté de parole » que Farida Belghoul revendique à plein, a été reprise par une myriade de site : Egalité & réconciliation donc, mais aussi LeChristroi.over-blog.com, un site d’extrême droite monarchiste, Lelibrepenseur.org, qui met au jour le « complot du 11 septembre », ou encore « l’Axe de la résistance », dont le bandeau affiche le général de Gaulle et Jean Moulin aux cotés d’Al Assad père et fils, et d’autres du même acabit tels le Salon beige, France-catholique.fr, infoalternative.blog…
faire taire la France
Un méli-mélo bleu-brun qui trouve son apogée dans un tweet du 13 novembre, où Christine Boutin, candidate aux européennes, chante les louanges d’une vidéo contre la « théorie du genre », publiée sur le site d’Alain Soral et dont l’auteur n’est autre que… Farida Belghoul.
Farida Belghoul : La décadence sur la théorie du genre / égalité & réconciliation à regarder et écouter ! http://t.co/5TnYRleFTy
— Christine Boutin (@christineboutin) 13 Novembre 2013
Il faut reconnaître que l’activiste de 84 n’y va pas avec le dos de la cuillère : Sigmund Freud est décrit comme un pédophile, la gauche n’aurait d’autre dessein que de « châtrer les hommes », quant à l’éducation sexuelle à l’école, elle n’est en réalité que « pornographie ».
Mais quel lien peut-il donc y avoir entre le mariage homosexuel et la marche de 83 ?
La marche des beurs avait le même rôle que le mariage gay aujourd’hui, explique Farida Belghoul, sur E&R. Elle a été conçue pour endormir le peuple de France sur les réalités politiques et sociales de l’époque en l’entraînant dans un enthousiasme œcuménique sur les questions sociétales (…) Ces deux évènements sont là pour faire taire la France.
spot associatif et manipulation
Etonnantes retrouvailles donc, avec l’égérie rebelle des années 1980, écrivaine et cinéaste, devenue professeur en lycée professionnel en banlieue. En 1983, notre héroïne vintage n’avait pas participé à la Marche, mais elle tenta, dès l’année suivante, d’en reprendre le flambeau à travers le mouvement Convergence 84 et la « seconde marche » à mobylette. Une entreprise qui débouchera sur un échec relatif puisque c’est SOS Racisme, à grand renfort de coup marketing et d’expérience politique, qui capitalisera sur l’évènement pour devenir l’association emblème d’une génération. Cette issue, trente ans plus tard, Farida Belghoul semble ne pas l'avoir digérée, quitte à réécrire l’Histoire pour mieux l’avaler. Une réécriture qu’elle rabâche à longueur d’interviews et de conférences, et dans laquelle la Marche devient « un lamentable spot associatif » doublée d’une « manipulation ». Dans laquelle également, le père Delorme et le pasteur Jean Costil, qui organisèrent le départ de Marseille, sont présentés comme les chevaux de Troie du complot : « Ils avaient certainement des collusions avec le Parti Socialiste ». De quoi se réjouir pour certains, comme par exemple sur le blog du Christ Roi :
Farida Belghoul […] dénonce une nouvelle instrumentalisation du racisme par le PS destinée à occulter les promesses non tenues des socialistes et des problèmes qui se posent à la France (chômage, insécurité, crise identitaire, déclassement, tiers-mondisation, ruine de l'industrie et de l'entrepreneuriat, fuite des cerveaux, des riches et des jeunes, insécurité… etc.)
laquais du système
Le 7 septembre dernier, au cours d’une « conférence » à Bordeaux organisé par E&R sur le thème « Arnaque du rap et de l’antiracisme », elle pousse le discours encore plus loin : « Je crois en effet que des complots ont lieu. Un complot antiraciste avec de nombreuses ramifications. Et je suis venue vous dire que ce complot n’est pas terminé. » Prenant des accents toujours plus paranoïaques, elle dézingue au passage Jamel Debbouze (qui joue dans le film La Marche), présenté comme un « laquais du système » et un « authentique traître».
Hamdulillah ! La fachosphère s'empresse de viraliser cette « parole libre » ! Et comment rater une telle occasion ? Voilà Farida Belghoul, femme, beur, militante associative, ancienne secrétaire générale et directrice de l’information sur Radio Beur, présidente d’une association contre l’illettrisme (Reid), qui embrasse leur cause. Elle qui, dès 1984, dénonçait la récupération politique de son discours (à l’époque antiraciste) sert aujourd’hui la soupe aux conspirationnistes de tous bords. Dans un glissement inéluctable qui, de site en site, retrouve finalement les incontournables de la théorie du complot : les Juifs et les francs-maçons. Comme l'assène par exemple Elias d’Imzalène (islametinfo.fr), dans un article intitulé "Entretien exceptionnel de Farida Belghoul qui dévoile la manipulation SOS Racisme par l’UEJF et le PS”.
Voilà trente ans qu’une certaine communauté organisée décide de notre destin. A nous d’en décider autrement et d’agir pour le bien commun des musulmans
Là encore, la Marche est présentée comme une manipulation, mais du CRIF cette fois. La France « n’est pas une république » : « certaines élites dominent : les humanistes, un certain groupe d’initiés [la référence aux francs-maçons manquait encore au tableau], certains groupes communautaristes, le CRIF et certaines élites financières qui naviguent entre les deux ».
Farida Belghoul aurait pu raconter son histoire de la marche. L'histoire d'un mouvement qu'elle a vu s’essouffler. Elle aurait pu parler du combat des origines. Mais sa parole, relayée par à peu près tous les populismes, des musulmans fondamentalistes aux royalistes, ne raconte que l'histoire d'un naufrage.