Esther Benbassa : passer de la mémoire à l’histoire

Le 06-10-2011
Par xadmin

L’effervescence est sensible autour de la toute nouvelle élue au Palais du Luxembourg. En pleine installation, deux assistantes s’affairent autour d’Esther Benbassa. Elle ôte son habit de sénatrice (nouvelle élue EE-LV du Val-de-Marne) pour reprendre celui, auquel elle est plus habituée, d’historienne et de scientifique : elle est directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études de Paris. La revue Mouvements vient de publier un hors série dirigée par ses soins : « La France en situation postcoloniale ? », censuré dans un premier temps par la revue Hommes et migrations de la CNHI (ndlr).

P&C : Vous expliquez que le mot postcolonial amène trop rapidement à « la pensée binaire distinguant d’un côté la colonisation et de l’autre, l’après colonisation ». Quand la France postcoloniale a-t-elle commencé ?
Esther Benbassa : Pour moi, il n’y a pas de date de commencement de la France postcoloniale. Le postcolonial a commencé dès les premières migrations depuis les colonies vers la métropole. Au mot « postcolonial » je préfère celui de « diaspora ». Il renvoie moins à des aspects négatifs liés aux minorités comme les émeutes de 2005 par exemple. Adopter ce point de vue, c’est sortir de cette pensée binaire pour mieux comprendre ce qui se joue aussi bien au sein de ces diasporas que dans leurs mélanges et échanges au sein d’autres populations. Car, pour bien cerner la question du postcolonial, il faut revenir sur l’histoire de la colonisation. Les « indigènes » des colonies étaient soumis au code de l’indigénat. Ce traumatisme perdure au sein des diasporas. Car les anciens colonisés, en migrant vers la métropole après la colonisation, sont revenus vivre au sein des dominants, des colons d’autrefois. Ils ont retrouvé, de ce fait, un statut de citoyen de seconde zone à travers les discriminations, leur relégation. Leurs descendants le gardent soixante ans après la fin de la colonisation.

C’est donc au sein de cette diaspora que se construit la mémoire de la colonisation ?
Il s’agit plus de « traces des mémoires ». Elles émergent moins au sein de telle ou telle diaspora que dans les tensions, souvent d’ordre politique, générées par les enjeux de mémoire qui leur sont liés. Les « traces des mémoires » de la colonisation sont façonnées au sein même de ce contentieux entre les anciens colons et les anciens colonisés et leurs descendants respectifs. Ce sont, à mon sens, ces « traces de mémoires » qui dessinent la France postcoloniale aujourd’hui comme hier. Elles émergent à des moments de durcissement de ce contentieux. Nous avons pu le voir en 2005 par exemple, au moment de la polémique née du décret sur les apports positifs de la colonisation.

En quoi les troisièmes voire les quatrièmes générations de Français issus de l’immigration sont-elles encore diasporiques et portent-elles la mémoire des générations antérieures ?
En arrivant dans le pays d’accueil, l’immigré ne devient pas soudainement un individu nouveau, conforme aux normes et à la culture de la société qui l’accueille. Il voyage avec sa valise dans laquelle on trouve sa culture, ses pratiques sociales, sa sensibilité, sa religion, héritées de son pays d’origine. En un mot, sa mémoire. Cette mémoire fait partie intégrante de l’identité de l’immigré. Il construit sa francité grâce à elle et en fonction d’elle. Face à la société d’accueil, la mémoire peut aussi faire office de mécanisme d’autodéfense. C’est là qu’on remarque que les troisièmes générations d’enfants d’immigrés gardent cette mémoire en eux. Prenons l’exemple du voile. Il existe toute une polysémie de la pratique du port du voile. Certaines femmes le portent par prosélytisme religieux, certes. D’autres pour se conformer à des normes de leur milieu social. Mais d’autres encore, le plus grand nombre, portent le voile en guise de marqueur identitaire. Plus largement, il existe en France parallèlement à un islam de pratique rigoureuse, un islam culturel. Cette pratique culturelle de l’Islam, dont le voile peut faire partie, est, en cela, une trace de mémoire qui transcende les générations.

Si la mémoire de la colonisation naît au sein des différentes diasporas, le postcolonial peut-il être aussi qualifié de postnational ?
Oui, le postcolonial interpelle le postnational. Le nationalisme est un anachronisme : toutes les sociétés occidentales contemporaines sont métissées. Elles mettent donc en question le national. Et là, il y a de très forte tensions. On a vu ces derniers mois les mesures prises et une certaine rhétorique qui rappelle celle des années 1930, dirigée contre les Juifs à l’époque. Mais c’est la même chose. Aujourd’hui, il y un rejet de tout ce qui est musulman. La France se raidit actuellement parce qu’il faut qu’elle passe à un niveau postnational, et elle résiste. Donc, oui, le postcolonial est un postnational.

Pensez-vous que la mémoire des anciens colonisés doit avoir ses lieux, ses musées ?
La mémoire postcoloniale est fragile car elle est tiraillée par des enjeux politiques. Or, instituer des musées est une initiative très politique. On le voit avec la CNHI qui est, à mon sens, un échec. Les histoires des différentes diasporas y sont immobilisées. Pire, dans un musée, elles sont mises en concurrence. La mémoire de tel groupe peut être privilégiée à la mémoire d’un autre. Des activités de lobbying peuvent dès lors voir le jour …
Avant de penser à faire des musées ou des lieux de mémoire, il faut se saisir des traces des mémoires dont on parlait plus haut. La priorité est de procéder à la transmission de cette mémoire vers l’histoire. Pour cela, il n’y a pas besoin de musées. Car, en les reconstruisant sous le poids d’enjeux politiques, le risque serait alors de figer ces traces, de leur retirer leurs émotions et leur humanité.

Mais comment procéder à cette transmission de la mémoire vers l’histoire ?
Histoire et mémoire constituent un ensemble. Ce qui n’empêche pas qu’il existe, aujourd’hui, une tension entre la mémoire qui est émotionnelle, emplie par l’expérience de celui qui la porte, et l’histoire, de nature plus froide et distanciée. Mais le risque est que sans passage de ces mémoires vers l’histoire, il ne restera rien. Parce qu’elles mourront avec les êtres. Les « traces des mémoires » sont mouvantes. Appropriées puis façonnées par les générations successives des diasporas, leurs formes et contenus sont en constantes transformations. Commençons par écrire l’histoire de ces mémoires pour en préserver ce qui fait leur importance : l’émotion et l’humanité dont elles sont empreintes. Il faut donc répertorier ces « traces des mémoires » et les regarder plus froidement. L’histoire de France doit s’ouvrir aux mémoires des diasporas.

Propos recueillis par Thomas Huet

 

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