
Après la Marche. Une vie d'engagement, entre déceptions et utopies

« Actuellement, je suis peut-être encore dans une nouvelle forme d'utopie. » Militante qui rêvait d'égalité à l'époque de la Marche, Warda Houti se sent trahie par le mouvement antiraciste. Loin de ses espoirs initiaux, elle porte aujourd'hui un projet de développement économique au Maroc. Elle nous explique son parcours, ses espoirs déçus et son nouveau projet.
« On a sabré le champagne avec l'arrivée de Mitterrand. C'était l'époque des grandes promesses. » Fille de l'après 1968, alors que la France digère la gaullisme, la guerre d'Algérie, que les 30 Glorieuses se terminent avec la crise mondiale du pétrole de 1971 et l'avènement de Tatcher et Reagan, Warda voyait en Mitterrand « un grand espoir ». Le droit associatif est ouvert aux étrangers. De nationalité algérienne, elle décide de s'engager pour « peser sur la société ». Un mot d'ordre est à l’œuvre : se structurer, s'éduquer politiquement. « Je ne sais pas comment naît l'engagement. Je n'ai pas été touchée personnellement par l'injustice, explique Warda, qui admet avoir eu une enfance privilégiée. A la fac je rencontre l'action politique des militants arabes, que je ne connaissait pas : Palestiniens, Algériens, Berbères... La question des femmes, de la Palestine, de l'Amérique latine (…) On est pas très loin de la guerre d'Algérie et il y a encore des relents. Certains ont encore beaucoup d'amertume. On a aussi fait venir ces populations arabes sans planifier, sans savoir ce que l'on voulait en faire. »
Une enfance heureuse
Née en Algérie en 1960 d'un père maquisard militant du FLN, Warda Houti débarque en France en 1965, dans une petite commune du Tarn. Il y a peu de maghrébins dans le coin et ses parents souffrent de l'isolement, malgré le beau soleil de la région. On est en période de plein emploi et le père de Warda profite de cette mobilité professionnelle pour bouger. Plus tard, préoccupé par la réussite des études de sa fille, son père décide de venir à Lyon, ville universitaire. « Il a toujours tout mis en œuvre pour que je réussisse », raconte cette bonne élève de l'école républicaine, passionnée de lecture. Elle n'a jamais connu le racisme étant enfant. « On vivait dans le milieu populaire, mais il n'y avait pas de stigmatisation. Nous n'étions pas membre d'une communauté contre une autre, mais simplement des individus. Mon père était connu comme monsieur Houti et il buvait le pastis avec le brigadier du village. »
L'engagement et les luttes
C'est donc un choc violent qu'elle prend en pleine face lorsqu'elle découvre à Lyon l'univers militant, qu'elle se politise et perçoit une autre réalité, qu'elle ne connaissait pas. « L'immigration dans les années 60/70, c'est des hommes qu'on essaie de cadrer dans toutes sortes de structures et notamment dans des foyers de travailleurs. A l'époque il n'y avait pas autant de métissage et c'était exotique de voir un couple mixte. Et si une française sortait avec un Algérien, on la traitait de pute ! Puis il y a eu le regroupement familial, afin de « pacifier » cette immigration. Mais on a continué à penser que les immigrés allaient rentrer chez eux. On les installait dans des baraquements provisoires. » Mais voilà, cette génération métissée des années 80 est née ici et veut y vivre. Mieux, les jeunes demandent des droits.
Un mouvement populaire vite récupéré
Mais Warda ne pourra pas prendre part à la Marche : elle attend un heureux événement. « En octobre 1983, je vais accoucher dans un mois de ma fille, explique-t-elle. J'ai vécu l'arrivée de la Marche devant les infos. C'était juste démentiel ! Voir un petit gars des Minguettes dans le salon du Président... On se dit qu'un pas est franchi, même si nous ne sommes pas tous d'accord, puisqu'il ne sort pas grand chose de ce premier entretien. »
Crédibilisés par la rencontre avec le Président, les collectifs commencent à augmenter leur niveau d'exigence. Le mouvement est autonome et il échappe totalement aux partis « classiques », qui se voient dépossédés d'une partie de leur l'électorat populaire, comme le raconte la militante : « On n'a pas eu le temps d'aller bien loin : un an après la Marche, une énorme machine est créé afin de casser le mouvement et de le récupérer : SOS racisme. On l'a pris comme un sabotage de notre mouvement. Ça s'est structuré dans l'ombre et ils ont débarqué avec leur grande main jaune « Touche pas à mon pote » du jour au lendemain, avec des moyens médiatiques sans commune mesure avec que nous pouvions mobiliser. On s'est sentis trahis et manipulés par le pouvoir politique de l'époque. Ils sont restés sourds à notre souhait de participer, tout en utilisant l'énergie et le mouvement que nous avions créé en le détournant à leurs fins, pour drainer une partie de la jeunesse vers des appareils satellites du Parti Socialiste. Harlem Désir est un pur produit du PS. Il l'a d'ailleurs bien confirmé aujourd'hui. On n'a pas été entendus, alors qu'on représentait une vraie force non violente, laïque et républicaine, qui voulait agir dans le cadre de la république. On a laissé passer une vraie chance. »
Le départ, après la frustration
Le mouvement, alors, se disperse. Dans le même temps, le FN fait un score historique aux européennes de 1984. C'en est trop pour Warda, qui ne peut accepter de voir son pays et son combat dans cet état : « Je suis frustrée par tant d'années d'action pour rien et cette France me fait peur. Mon mari est marocain. Je prends donc mon gamin et je quitte la France pour Casablanca, pour quelques années. » Dans ce pays qu'elle ne connaît pas, Warda entame un parcours militant tourné vers les femmes et la dénonciation de leurs conditions de vie. Elle raconte : « Je m'essaie à la construction d'un journal féministe, avec quelques marocaines qui viennent aussi de l'étranger. Mais je n'arrive pas à rester dans ce pays où à chaque fois que j'ouvre la bouche les gens ont peur, où je n'arrive pas à me créer un réseau où je peux agir. Le journal est très vite censuré et je ne peux pas à faire mon métier. » Après cette parenthèse, elle décide donc de rentrer en France.
Sa nouvelle utopie
Si elle travaille actuellement chez Emmaus Solidarité, Warda Houti développe à côté une coopérative au Maroc, « pour éviter le départ des jeunes ». Pour elle, qui se battait pour les droits et l'égalité des personnes issues de l'immigration en France, il s'agit là d'un véritable revirement et d'un constat d'échec de la société française. Elle explique son projet : « Actuellement, je suis peut-être encore dans une nouvelle forme d'utopie. Je m'attelle à la création d'une coopérative d'activités dans une magnifique vallée. Nous voulons créer des rencontres et des projets. C'est dans un petit village marocain à 1800 mètres d'altitude. Le revenu moyen par personne est de 30€. Le but est de donner les moyens de rester sur place, dans un village où la population a massivement émigré. Nous essayons de créer de l'emploi pour les jeunes, principalement. C'est un lieu d'accueil d'artistes en résidence et une maison d'hôtes. Nous sommes actuellement en recherche de fonds. » Loin de penser que la mondialisation est un progrès pour tous, elle la voit plutôt sous le prisme des classes sociales « L'immigré n'est pas un voyageur, c'est quelqu'un qui quitte sa terre avec sa famille pour louer sa force de travail, au péril de sa vie. Il faut voir ce qui se passe à Lampedusa », ajoute-t-elle, plaçant l'île italienne en symbole des atrocités de l'immigration forcée.
Mais n'a-t-elle plus d'espoir pour la France ? « On considère les populations issues de l'immigration comme des populations à risque, explique-t-elle. On a laissé le champ aux intégristes de tout poil et je crains la fracture sociale. On est loin des espoirs de 1983. On a une approche communautaire des populations issues de l'immigration, avec en face un repli identitaire dans les quartiers, autour de l'islam. Quand on méprise les gens, qu'on ne les entend pas, qu'on a traité leurs pères comme une marchandise, qu'on les empêche de travailler et d'habiter où ils veulent, on ne peut pas s'étonner si certains adoptent des comportements radicaux. » Désabusée, elle estime cependant avoir rempli son rôle, à l'époque de la Marche : « Aujourd'hui, les institutions ne peuvent plus abuser les gamins. Rien n'a changé et ils pensent qu'à l'époque nous nous sommes faits avoir. Mais nous ne sommes pas responsables de ça. Nous avons sonné l'alerte. » Un signal qui a malheureusement résonné dans le vide.
Propos recueillis par Sylvain Ortéga / Lyon Bondy blog