Une société fragmentée

Le 10-01-2011
Par xadmin

« Les distances ont remplacé les conflits de classe. Les groupes sociaux se séparent les uns des autres et accroissent leur « capital social » par la mise à l'écart des plus faibles. » Tel est l'amer constat de Didier Lapeyronnie dans son dernier ouvrage, Ghetto urbain, qui devrait faire date dans l'analyse de la société française et des banlieues.

Notre quotidien se plie à ces habitudes sibyllines qui sont autant de gestes pigmentant l'idéal républicain des ferments de séparatisme. Il en est ainsi de la fragilisation des services publics dans les quartiers populaires : par exemple quand les bureaux de La Poste ne remplissent pas les missions qui sont à la base de la société de communication du XXème siècle, et partant, se coupent de la possibilité d'apparaître comme aussi incontournables que lorsqu'ils dominaient la communication par courrier. Ainsi, aujourd'hui, web, fax, photocopies, téléphones publics sont mis à disposition des populations les plus pauvres grâce à des taxiphones qui seuls répondent aux besoins de ceux qui n'ont pas les moyens de se payer ces services à domicile. Qui plus est, les propriétaires de ces nouvelles enseignes paraissent presque toujours étrangers ou issus de l'immigration. Ce exemple révèle comment un fait « social » (l'individualisation des télécommunications et la fin de leur ouverture au grand public) rencontre une réalité « raciale » (l'ethnicisatio) -sans même parler de la précarisation de ces nouveaux emplois, et de leur propension à s'adresser aux populations fragiles.

De même en ce qui concerne la sécurité : la police nationale se raréfie et se spécialise (BAC, UTEQ, …) dans les villes et quartiers pauvres, la police municipale se développe dans les villes riches et prolifère une privatisation tous azimuts (notamment dans les zones commerciales) de la sécurité, du gardiennage, et des emplois de vigiles (qui vont là encore de pair avec une « ethnicisation » et une précarisation du travail de ces employés, phénomènes contrastant avec le profil « ethnique » et social des agents de la sécurité publique, très « white, blanc, blancos », comme dirait Manuel Valls).

On peut ainsi multiplier les exemples à l'envie : ainsi, dans le secteur de la recherche d'emploi où des associations d'insertion, missions locales et autres services publics de l'emploi fragilisés et s'adressant aux populations les plus précaires sont concurrencés par des agences privées (APEC), parfois internationales (INGEUS), qui s'adressent aux cadres et aux « catégories socio-professionnelles supérieures ». Idem dans l'alimentation où la restauration française populaire traditionnelle et bon marché (le bistrot et ses sandwiches), disparaît ou se renchérit, et se trouve concurrencée par les fast-food de la globalisation, kebabs en particulier. De même que dans l'habitat où les sociétés de HLM fleurissent (ou dépérissent) dans les périphéries alors que le prix au mètre carré s'envole dans les centres-villes, et que les zones pavillonnaires pullulent, symptôme accompagnant une vie sociale anomique, sans liens entre les populations « classes moyennes » de ces zones. Là encore, à chaque fois, il y a « ethnicisation » de ces différents espaces (même si, à la marge, la mixité existe, comme dans l'alimentation etc.).

On est loin, très loin, de la République « Une et indivisible » des pères fondateurs de 1789. Et là où les bonnes consciences s'insurgent contre un supposé « communautarisme »dont seraient porteuses certaines populations étrangères parfois installées depuis des dizaines d'années sur le sol national, on s'aperçoit que ces mêmes populations sont elles-mêmes victimes d'un séparatisme social de plus en plus marqué de la part des classes moyennes et supérieures. Un « communautarisme Blanc » que dénonçait Benjamin Stora après l'accès de Jean-Marie Le Pen au second tour des présidentielles de 2002. Tout cela dessine par petites touches impressionnistes le tableau d'une société en puzzle, en voie de fragmentation.

Erwan Ruty
 

Participez à la réunion de rédaction ! Abonnez-vous pour recevoir nos éditions, participer aux choix des prochains dossiers, commenter, partager,...