Le graf est-il schizo?

Le 12-11-2010
Par xadmin

Entre underground et establishment, le graf et ses artistes semblent faire un grand écart permanent. Diabolisé dans les années 90, cet art urbain et de revendication est aussi devenu un art rentable.

Schizo, le graf? Comment pourrait-il en être autrement, puisque, « à la base, c'est schizophrénique d'être graffeur, on est d'emblée dans une double identité. Presque tous les graffeurs ont un nom, une signature, différente de leur identité », s'amuse Artof Popof. Lui se définit comme un artiste peintre urbain, jonglant entre la bombe et le pinceau. Dès 1989, il participe activement au mouvement graffiti et pose ses fresques murales et son sillon de Paris à New York, en passant par New Delhi. Régulièrement exposé en galerie, l'artiste continue d'officier dans la rue, très régulièrement. « Le graf se définit par son support, la rue. Impossible de le mettre sur toile. Tu peux prendre l'énergie de la rue pour la mettre sur une toile, mais ce ne sera jamais un graf. C'est mon point de vue. La bombe se travaille rapidement et en grand, ce qui est incompatible avec la toile. C'est comme jouer du violon avec des gants de boxe ». « Le graf est illégal, c'est une création destructrice », analyse Thalmud Mellouk, créateur de Fat Cap, un site dédié au graf et au street art. « C'est un art, mais il reste incontrôlable. » C'est essentiellement pour cette raison que les institutions ont avec lui des rapports ambigus. Brut et vandale, il est aussi l'expression artistique urbaine du XXIe siècle.

Au départ, le tag est une signature, la revendication du droit à poser son blase où on veut. Il se réalise dans l'urgence. Le jeu du chat et de la souris et le défi font fait partie du plaisir. Dans les années 70 à New York, les métros tagués circulant entre le Bronx et Brooklyn sont les messagers de cette rébellion, de cette appropriation de l'espace. En France, le graf débarque au début des années 80, via un Franco-Américain, Philip Lehman alias Bando. Même excitation, même envie de terrains de jeux illimités des deux côtés de l'Atlantique. De Taki 183 à T Kid, en passant par Blade, Psykoze, John One, Toxic... des réputations se font, des noms deviennent récurrents. Palissades, terrains vagues (Stalingrad, à Paris), métros, trains, façades, camions...: toute surface est bonne pour la bombe. Et, dès le début des années 90, on navigue constamment entre chasse aux « délinquants et aux vandales » et essai de récupération. Parallèlement, dans les mêmes années, la styliste Agnès b sera une des premières à donner une visibilité à certains graffeurs. Malgré tout, les relations restent conflictuelles. En témoigne le procès intenté par la SNCF à l'encontre des plusieurs magazines de graffiti* (Graff it! Productions, Graffbombz, Mix Grill International) accusés d'avoir « publié (des) photographies de trains graffés et incité à la dégradation des biens matériels de la SNCF ». En appel, la Cour a estimé que « le mouvement graff (était) né il y a environ quatre décennies sur tous les supports dont les trains et avant même qu'une presse spécialisée soit née; il est reconnu à la fois comme phénomène de société et comme mode d'expression artistique; des expositions ont présenté des maquettes de wagons recouvertes de tags ». Procès gagné par les magazines. Difficile, effectivement d'exploiter l'univers et les codes du graf, tout en demandant sa condamnation dans le même temps... Et pourtant, le procès a duré.

De l'exposition « Graffiti art » à « Rue au grand Palais », en passant par la Fondation Cartier, le graf s'expose*.* « Si, au début des années 90, on regardait d'un mauvais oeil les graffeurs qui entraient en galerie, le discours a finalement évolué », estime Charles alias Obsen, graphiste et ancien graffeur. « Les premiers étaient vus comme des vendus, mais c'est aussi une question d'opportunité. Ce qui est certain c'est que la plupart ont continué dans le même temps, à faire du graf dans la rue. » Car les deux pratiques ne sont pas contradictoires. Elles ne font pas appel aux mêmes sensations, les techniques changent. « Déjà, la première différence se trouve entre la sensation que tu éprouves à faire un mur non autorisé et un mur autorisé. Dans le premier cas, tu le fais dans l'urgence. La priorité n'est pas de réaliser une oeuvre aboutie. Le graffeur travaille pour lui et pour la compétition avec les autres graffeurs. »

Quant aux plans autorisés, ils sont nombreux à en avoir fait: fresques sur commande, devantures de magasins... Juin 2010: à l'initiative d'associations, la Vitry Jam a ainsi permis à plusieurs d'entre eux de poser en plein jour, et même de répondre à la commande de co-propriétaires qui voulaient voir la façade de leur immeuble ré-inventée. Artof Popof a participé à la réalisation de cette fresque: « c'est la première fois de ma vie que je peignais une façade de cette ampleur et qui n'est pas vouée à la destruction. C'est une belle évolution de la mentalité des gens par rapport à cet art ». Alors, exposer en galerie ou à ciel ouvert, est-ce si schizophrénique, finalement? « C'est logique. On commence par entrer dans une démarche de graf, avec tout ce que ça implique, y compris l'art vandale. L'envie d'évoluer artistiquement te pousse à aller chercher sur d'autres terrains l'adrénaline que tu as dans la rue. »

Laurence Wurtz - Ressources Urbaines

* Le 18 décembre 2003, la SNCF avait assigné les 3 magazines en justice, leur réclamant respectivement 150 000 euros à titre de dommages-intérêts pour la publication de photos de trains graffés. Le 27 septembre 2006, la Cour d'appel de Paris a confirmé le jugement rendu en faveur des 3 magazines par le Tribunal de commerce de Paris du 15 octobre 2004. Les magazines ont donc gagné le procès.

**L'expo « Graffiti art » se tient dans le Musée national des Monuments français, au Palais de Chaillot, du 5 décembre 1991 au 10 février 1992. Rue au Grand Palais: du 13 au 15 octobre 2006. L'expo de la fondation Cartier: « né dans la rue-graffiti », s'est tenue du 7 juillet 2009 au 10 janvier 2010.

Participez à la réunion de rédaction ! Abonnez-vous pour recevoir nos éditions, participer aux choix des prochains dossiers, commenter, partager,...