
Le rap tente le luxe populaire - Ressources Urbaines

Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans se doivent de connaître.1986: les Run DMC rappaient "My Adidas". Un hymne à leur paire de basket préférée qui leur valut de signer un contrat de sponsoring faramineux avec la célèbre marque aux trois bandes. La rue et le business s'associent et écrivent une page de l'histoire des cultures urbaines. Vingt ans plus tard, c’est l’éclectique Pharell Williams qui apparaît dans la campagne publicitaire automne/hiver de Louis Vuitton.
Ces success stories nous rappellent à quel point le modèle américain est capable de mettre en relation deux mondes sensés s'ignorer, voire se haïr. Le mouvement hip-hop qui se voulait ludique et contestataire a ainsi accepté de se plier aux normes d’un milieu où excellence et sobriété sont les maîtres mots. Sur le territoire gaulois, l'histoire n'est pas aussi clinquante et c’est sans doute un moindre mal. Les Français auraient pu s'inspirer des voisins d'Outre Atlantique en «glamourisant» la culture urbaine, mais cela ne s’improvise pas.
Luxe Vs Hip Hop. Les grandes marques françaises se contentent tout simplement d'ignorer le potentiel en termes de marketing des artistes hip hop, de peur de nuire à leur image. Le groupe Ärsenik(ex-acolytes de Doc Gynéco) aurait pu devenir, à la fin des années 90, l’égérie officielle de la marque Lacoste pour un public rap, tant la campagne publicitaire était de moindre coût. En effet, lorsque les deux rappeurs, originaires de Villiers-le-Bel, ont décidé de faire du « croco » leur emblème, des milliers d’auditeurs se sont identifiés à eux et se sont rués dans les boutiques Lacoste pour acquérir ce magnifique survêtement vert qui selon ses aficionados se « porte avec tout » ! Seulement, avez-vous déjà vu une seule affiche montrant deux jeunes, affublés d'un logo Lacoste, suivie du slogan actuel de la marque « un peu d'air sur terre » ?
Nombreux sont ceux qui se demandent encore pourquoi Lacoste n'a jamais voulu mettre en avant cette clientèle extra muros et provinciale qui économisait franc après franc pour s'offrir ce fameux survêtement. D’autres considèrent Lacoste comme un modèle de réussite puisque la marque a su se défaire de l’image de ces voyous qui se payaient des « crocos » sans n’avoir jamais touché une raquette de tennis de leur vie. Les souks marocains associés aux manufactures chinoises ont rétabli une certaine justice en adaptant le produit (et le prix) à la clientèle ciblée. Dans nos quartiers, les mamans se sont mises à coudre des animaux verts fluo, aux formes improbables, pour satisfaire les appétits vestimentaires de leurs rejetons capricieux.
Luxe populaire? Les grandes marques françaises ont longtemps rejeté l'idée de faire des rappeurs leurs ambassadeurs. Pour cause, les quartiers populaires sont porteurs d'une image négative entretenue par les fantasmes de quelques uns. Les valeurs positives que l'on pourrait associer au hip hop (dont la devise de base est rappelons le pour les moins de 20 ans: paix, unité, amour et fun) ne sont que très peu reconnues et respectées. Il faut bien avouer que ce sont les acteurs de cette culture urbaine qui ont endossé cette position de « porte-logo ». Ces derniers ont eu néanmoins le mérite de réagir rapidement en créant leurs propres lignes de vêtement ou en portant celles de leurs proches. En témoignent les pochettes d’albums du groupe Ärsenik : de 1998 à 2002, les rappeurs sont passés du pull-over, bob, casquette Lacoste au pull-over, bob, casquette…Dia.
Si seulement nous en étions restés là. Le Hip hop français avec des marques comme Bullrot, Com8, 2High ou Royal Wear, pour ne citer que les plus célèbres, ont rivalisé d’esthétisme et de marketing pour faire leur place dans le business du textile classé Street Wear. Les grosses firmes réalisant les bénéfices qu’elles pourraient en tirer, ont rapidement confisqué le marché et se sont lancées dans la course aux lascars. Malheureusement pour ceux qui traînaient près des abris-bus, ils ne risquaient pas de s’y voir en photo avec Laetitia Casta pour assurer la publicité du dernier polo Lacoste. A l’aube de l’an 2000, la jeunesse souhaitait simplement « s’acheter de la sape », le 21ème siècle lui a présenté Dior, Gucci et Dolce & Gabana pour pas cher, entre deux poubelles du marché du dimanche. Ce croisement entre « splendeurs et misères » donne parfois lieu à des situations étonnantes.
Dernier exemple en date :Ol Kainry. Artiste rap depuis plus de 10 ans, reconnu par les ventes et par la rue, a eu la mauvaise idée de s'approprier le prestige de la marque de chaussures Louboutin dans un clip destiné à la promotion de son dernier album. Dans son titre, l'artiste décrit son attirance pour la gente féminine « sexy, leggings & Louboutins ». On aurait pu croire à un placement de produit judicieux. Ce ne fut pas du tout le cas, et les chaussures utilisées pour le clip sont des contrefaçons selon le site 20min*, Christian Louboutin, n'a pas apprécié : l'artiste est assigné en justice. Xavier Ragot, responsable juridique de la marque estime le clip "très vulgaire pour rester poli". Ol Kainry, quant à lui, joue la carte de la détente. Il affirme, chicha à la bouche dans une vidéo adressée à son public, que le « boug Christian », ne veut que de l’argent et que cette histoire est bénigne. Rappelons cependant que les disques ont été retirés des bacs, détruits dans leur intégralité, et que la date de sortie de l’album a dû être repoussée.
On peut se demander pourquoi le rapprochement entre le ghetto chic et la haute couture choc ne s’est pas fait avec plus de souplesse. C’est peut être parce qu’il y a un intérêt pour nos deux acteurs. D’un côté Ol Kainry, qui se veut ludique et contestataire, en affirmant sans rire que « c’est le combat de tout le peu-ra de défendre la liberté d’expression» ; de l’autre, un Christian Louboutin silencieux, laissant le soin à son conseiller juridique de régler cette affaire. Les acteurs sont à leur place, la relation maître-valet apprise au collège est respectée, Molière peut reposer en paix et les affaires peuvent reprendre normalement.
Dans de pareilles circonstances, les Run DMC auraient certainement trouvé un accord commercial avec la marque en se targuant de milliers de clics qui auraient pu servir de publicité au marchand de chaussures ! Celui qui a la réponse à toutes nos questions est certainement l’historien du hip hop, Bill Adler, qui affirme dans un documentaire culte de Thibaut de Longeville, consacré au mariage consumé entre business et cultures urbaines aux Etats-Unis, que « Les grandes marques doivent la jouer fine. Elles veulent être populaires, à la pointe de la mode, mais sans prendre de risques ! ». Pendant ce temps, dans le 9.1, un rappeur semble surpris du fait que Jennifer Lopez n’ait pas été inquiétée par la justice lorsque celle-ci a interprété une chanson tout simplement intitulée : « Louboutins » .
* www.20minutes.ch
Salim Ardaoui / Ressources Urbaines