
Deux France - Ressources Urbaines

Il est des hasards du calendrier dont on se demande s'ils en sont vraiment. Le film de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi, est sur les écrans à la même période que celui de Xavier Beauvois, Des hommes et des Dieux. De même, un peu avant l 'été paraissait le livre Du Post-Colonialisme, d'un collectif de chercheurs mené par Pascal Blanchard, alors qu'à la rentrée sortait celui de Hugues Lagrange« Le déni des cultures ».
Dans le premier cas, on a d'un côté un film qui a suscité une violente polémique de la part de personnes à la mémoire blessée, manipulées par quelques hommes politiques. De l'autre, un film encensé par la critique, et dont le travail de marketing et de distribution a ciblé une frange de la population française, clairement bourgeoise, blanche et catholique. Avec une réussite incontestable, à tel point qu'un mois après sa sortie, ce film comptera deux millions d'entrées, ce qui, vu le sujet et le traitement qui en est fait, est pour le moins inattendu. Les commentateurs en déduisent qu'il témoigne d'un besoin de spiritualité, de sérénité, et d'un respect pour l'abnégation, voire le martyr des prêtres dont il est question. Dans ce film, la religion (ici, le catholicisme) a le beau rôle. L'ennemi, à peine évoqué, est une autre religion (l'islamisme), dévoyée par des « terroristes ». Le théâtre des deux films est le même : l'Algérie (même si le film de Bouchareb se déroule essentiellement en France). Avec un saut dans le temps en ce qui concerne les deux films, mais saut dont on sait qu'il est en fait un continuum : pour les terroristes en question (qui se réfèrent encore à la guerre d'Algérie pour s'en prendre à la France), pour le gouvernement algérien (dont la légitimité se réclame encore de cette guerre de libération), et pour une partie des anciens combattants, des rapatriés et de la classe politique française de droite, qui n'a jamais fait le deuil de cette défaite.
Ces deux films sont deux manières de parler d'une réalité, ou plutôt de son fantôme, qui habite encore plus ou moins nos consciences à tous et qui structure notre imaginaire collectif : un conflit sanglant et ses conséquences, notamment les immigrations (pieds-noires et algériennes) dont sont issus plus de cinq millions de français. Mais hélas, et même s'ils n'ont pas été pensés comme tels, ces deux oeuvres s'adressent de toute évidence à deux publics différents qui ne sont pas près de se rencontrer.
Quant aux travaux de Lagrange et du collectif aux côtés de Pascal Blanchard, leur portée relative laisse rêveur. Le premier a les faveurs de toute la presse depuis un mois, y compris au JT de 20 heures (difficile de se souvenir quel est le dernier sociologue invité à un JT pour parler de son livre...). Les questions qu'il pose sont fondamentales, méritent débat, ses intentions sont sans doute louables, mais le moment dans lequel il intervient et l'engouement médiatique qu'il suscite est le témoignage évident qu'il vient combler un vide, si ce n'est valider des a priori qui ont cours dans une partie de la population française, ainsi que chez les faiseurs d'opinion que sont les médias. Quant aux travaux de la trentaine de chercheurs qui ont publié Du Post-Colonialisme, qui ont déjà travaillé sur de nombreux ouvrages allant dans le même sens, et qui tentent d'importer en France les cultural studies anglo-saxonnes, ils sont tout simplement ignorés. Alors que ces études font autorité dans ces pays, ou en tous cas soulèvent des vrais questionnements depuis des décennies, avec raison puisque le monde qu'ils essaient d'analyser ressemble quand même de très près à la réalité des nouvelles sociétés multiculturelles occidentales notamment ; sociétés qui tendent à devenir, comme les Etats-Unis de Barak Obama, des sociétés « post-raciales ».
En un mot, nous avons affaire là à une offensive idéologique, certes non coordonnée, mais qui fait le tri entre ce qu'il faut lire et voir et ce qu'il faut zapper. Une vague d'ampleur européenne qui vient confirmer un « air du temps » de plus en plus dominant en France depuis le discours de Nicolas Sarkozy à Grenoble ; vague qui appuie, justifie et valide des actes gouvernementaux explicitement xénophobes.
Un néo-conservatisme à la française, dont le producteur Daniel Lecomte nous a récemment donné à voir un exemple édifiant sur Arte, où peuvent avoir libre cour dans un des temples de la bien-pensance des élites de ce pays les valeurs idéologiques portées par lui dans la défunte revue française Le meilleur des mondes (transposition française des think-tanks néo-conservateurs américains, pour partie inspirés des travaux de S. Huntington sur le choc des civilisations et qui ont porté George Bush au pouvoir, puis l'ont mené en Irak).
Dans cette saine ambiance, ayons une pensée pour le Ministre de l'Intérieur de la République Française, Brice Hortefeux, condamné pour « injure raciale » depuis 119 jours et n’a toujours pas (été) démissionné...
Erwan Ruty - Ressources Urbaines