Chronique scolaire : Décalage horaire

Le 23-04-2010
Par xadmin

8 heures

Petite marche de la trotteuse. Longue trainée du feutre bleu suivi de près par le vert. « Vous soulignez en vert le titre ». Respirations douces mêlées au bruit de feuilles. Le petit H… demande discrètement un stylo vert à sa voisine. Mer calme d’écriture. Vingt-trois petites têtes lisses, frisées ou crépues bien alignées face au bureau ou penchées vers la fenêtre. Doigts au travail, silencieux. Classe de 3ème 1. Classe de ZEP. Il est huit heures cinq. Les langues ne sont pas encore réveillées. Le professeur, M. Salin, fait son cours presque à mi-voix comme pour ne pas réveiller le bruit qui somnole. On est lundi. Il est huit heures dix. Quelques chuchotements de week-end entrecoupés de réponses, bonnes ou mauvaises, lancées au tableau. La leçon avance exactement au rythme de Salin. Il est presque neuf heures. Le grand F… n’est pas là, il ne s’est pas réveillé. J..., elle, est arrivée en retard. Un lundi comme tous les lundis. Sonnerie. Le professeur les autorise à sortir. Ils se lèvent. « Au revoir, Monsieur ».

Les heures de la matinée filent, emportant avec elles les leçons programmées à la virgule près par Salin.
M. Salin déjeune vite, il a des photocopies à faire.

17heures.

L’horloge ne se fait plus entendre, rendue muette par les protestations de F… et J….. . Le professeur se retient de ne pas hurler et s’accroche au calme conseillé dans ces manuels de pédagogie faits par ceux qui ne connaissent les élèves qu’en statistique ou en photo. Un à un, il les réprimande. D… se retourne pour la centième fois. K … parle de la coupe d’Afrique. M…, lui, de la coupe du monde. L…., M…. et N….. n’ont même pas pris le temps de prendre leurs affaires, ils mendient une feuille, un stylo ou une règle puis abandonnent devant les « non » des camarades refusant de les sponsoriser. F… joue avec son portable caché sous la table, persuadé que le prof est trop sourd pour entendre le vibreur. La pédagogie crachée par terre, M. Salin s’énerve, ramasse le téléphone vibrant et le carnet de correspondance sans espérer qu’il soit signé un jour. F… proteste « Ohhh c’est pas juste ! J’ai rien fait ! y ‘a pas qu’moi qui parle ! ». Le face à face dure dix minutes, juste le temps qu’il aurait fallu pour finir la leçon comme prévu. Il est 17heures. On est vendredi. Comme tous les vendredis avec les 3ème 1. La sonnerie retentit mais les élèves du fond ont déjà rangé leurs sacs. M. Salin a juste le temps de voir partir le dernier manteau.

20heures

Le bar est bondé. M. Salin, silencieux prend un café noir, bien serré. Même café, même place. Sa femme ne veut pas qu’il prenne de la caféine, c’est « mauvais pour ton hypertension ! », alors il le boit vite, juste avant de rentrer et prend un chewing-gum après pour camoufler l’odeur. Il le boit comme d’autres descendraient une bouteille de rhum. Il écoute silencieux l’humeur du café. Les conversations se croisent sans jamais percuter. Le sujet que l’on malaxe et qui rebondit de table en table c’est l’Education Nationale et les profs, bien sûr. Comme un soir sur trois, il le sait. Prof : le seul métier où tout le monde a un avis précis sans l’avoir exercé. Un avis-patchwork fait de souvenirs d’élèves, de vexations de cancres ou plaisirs de fayots, de visions « du prof du fils de la voisine » ou « du voisin qui est prof », ou « d’un article passionnant lu dans une revue sur l’éducation », ou de ses « propres enfants qui ne sont pas 30, c’est vrai, mais c’est pareil », tout est bon pour devenir, l’espace d’une soirée, spécialiste es Sciences de l’Education.

Une voix prend le dessus, lèvres pincées et chaussures impeccables, une grande brune. Une habituée qui passe prendre un rosé après le travail. Elle prend la parole avec sa mine de première de la classe, qui finalement n’était que douzième, et s’adresse à ses amis comme à ses employés. La rentabilité, elle connaît : « Faut arrêter avec les élèves difficiles, les emplois du temps, tout ça ! Tout le monde le sait, et il faut l’admettre, tout n’est une question de prof ! Un bon prof ça tient toujours sa classe, même en ZEP ! »

M Salin sourit et ne dit rien. Il enseigne depuis vingt ans.
 

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