
Kaoutar Harchi : « La rupture est possible par la rencontre avec l’altérité »

Kaoutar Harchi, douce et apparemment fragile jeune fille de 22 ans tout juste, a publié récemment un pur OVNI littéraire, un coup de poing dans le bide qui vous coupe le souffle : Zone cinglée.
Un livre sur les banlieues ? Surtout pas. Un roman d’anticipation ? Pas totalement. Plutôt une sorte de douloureuse complainte très dark, sur l’identité (et la sexualité) dans les cités prisonnières du béton. Mais sans jérémiade ni effet de style, et encore moins de psychologie germanopratine. Du bitume, du sang, des larmes. Du brut. Ambiance punk pourrait-on presque dire, dans cette capacité à aller droit à l’essentiel sans perdre de temps, ni prendre de gants, sans artifice. Car le voyage, à la fois charnel et halluciné de Tâarouk, et de son frère Feyi, ainsi que de quelques hères (son ami Abel, son sauveur Benny…), c’est pas vraiment la « Petite maison dans la té-ci ». Voyage halluciné au bout de la nuit grâce à une écriture 100% visuelle, une sorte de mix entre le HD et le cinémascope, sous la dictature étouffante de Mères perclues de la douleur de perdre leurs fils un à un, et en l’absence d’espoir alors que les filles filent loin vers la Ville-Centre pour échapper à l’enfermement, abandonnant les mâles survivants à leur solitude désespérée... La boucle semble bien bouclée. Comment en sortir ? En trouvant « l’autre » ? On vous rassure quand même : il y a de la lumière au bot du tunnel. Inattendue, certes. Et p…, qu’il est sombre, ce tunnel ! Pourtant, malgré les ténèbres, quelle lucidité dans le premier ouvrage de cette jeune strasbourgeoise pas si bourgeoise (elle a grandi à Elsau, banlieue pas toujours funky de la capitale alsacienne). On a juste l’impression de rentrer droit dans l’âme des damnés de la zone : leurs désirs secrets, leurs peurs, leurs failles, leurs folies. Sympathique programme, direz-vous ? Peut-être. Mais au moins, on va là où aucun reportage du 20 heures n’ira jamais : dans l’œil du cyclone du mal-être de toute une génération. Rencontre pas toujours consensuelle (au sujet des mères, des « origines »…) avec un(e) auteur(e) qui n’a pas froid aux mots.
P&C : Quand on te croise, on ressent comme un décalage entre ce que tu parais être, et ce que tu écris… il y une certaine morbidité dans ce livre !
K. H : Bien sûr, il y a un décalage entre ce que tu produis et ce que tu sembles être. C’est qu’il y a deux processus : comment on se construit comme nana en 2009, et ce qu’on veut dire. Je suis l’aînée de trois filles, donc dans une bulle assez féminine, même si mon père reste là. Il n’y a pas d’explication familiale ou personnelle à ce que j’écris. C’est plutôt une conscience de la mort, de la finitude. C’est lié à des lectures, à Baudelaire par exemple, qui est totalement angoissé à l’idée que la mort n’est pas une libération. « Elle est morte, mais si c’était pas vrai, si la souffrance des corps, de la misère, de la solitude continuait ? »
Faut-il y voir un lien avec la réalité de certains quartiers ?
Je ne voulais pas faire croire que je parlais du 15ème arrondissement ou d’un pays imaginaire. Donc, tant mieux si on me dit que ça fait penser aux quartiers populaires. Mais je ne veux pas particulièrement parler de ces quartiers, ou les expliquer. Certes, mes parents sont immigrés, je parle de ça. Mais la dichotomie entre cité et centre-ville n’est pas mon sujet principal. C’est plutôt la question de la sexualité. Or il y a une condition masculine, de misère sexuelle et affective… On parle peu de ça. C’est pas très vendeur. Je voulais faire un personnage homosexuel parce qu’il a du mal à gérer son rapport à son corps, et à sa mère…
C’est pas très vendeur, mais on en a quand même parlé à une époque, dans des films, des livres, ou avec Ni Putes Ni Soumises.
Oui, mais de manière très caricaturale. Dans La Squale, par exemple. L’homme est victime ou coupable. Je ne voulais pas dresser mes personnages les uns contre les autres. C’est pas si simple que ça. Les filles en banlieue, c’est rare qu’elles ne fassent pas ce qu’elles veulent. C’est très différent de ce qui est montré dans les médias, le film de Benguigui par exemple. La réalité, c’est qu’on a d’abord demandé aux grands-frères de calmer les plus jeunes dans les quartiers, puis aux mères de canaliser l’énergie de leurs enfants. Pourtant, dans la plupart des systèmes patriarcaux, le rôle de la mère n’est jamais tout blanc : la perpétuation de la domination des hommes passe souvent par elles. Or, c’est elles qui doivent aussi gérer les deuils. Dans mon livre, les deuils sont trop présents, elles n’y arrivent plus, donc, ce contre quoi elles se battaient finit par se retourner contre elles.
Pour s’en sortir, il faut fuir ?
Ce qui est important, c’est la rupture, la prise de conscience de ses erreurs. Mon héros ne se rend compte du dégoût que sa mère lui inspirait que tardivement. Il reproche finalement à l’identité féminine ce par quoi elle se distingue. Avant, il reproduisait le schéma patriarcal. Les origines n’ont rien de bon. On ne peut y retourner que si il y a une remise en cause avant.
La rupture de mon héros est possible par la rencontre avec Benny [un homosexuel qui vit hors de la cité, NDLR]. L’altérité.
Tout cela est exposé dans un style hyper visuel, souvent métaphorique.
Ceux qui se regardent le nombril ont peut-être la chance de pouvoir le faire. Moi, il y a un principe d’urgence dans ce que je veux faire. Une écriture lapidaire. Cette absence d’abondance, c’est parce que le fond ne s’y prête pas. On ne peut pas faire de la volupté avec ça. J’ai une écriture maigre. La langue est démunie par rapport aux événements. C’est un aveu.
Propos recueillis par Erwan Ruty / Ressources Urbaines
Harchi, Kaoutar. 2009. Zone Cinglée. Coll "Exprim" Paris: Sarbacane.