
« SÉPARATISME ISLAMISTE » ET « PROMESSE RÉPUBLICAINE »

"Séparatisme", utilisant un terme excessif quoique préférable à celui de "communautarisme" , le Président de la République sort enfin du silence sur des questions clivantes qui déchirent la société française depuis bientôt dix ans : l’islamisme, et ses liens avec les territoires en difficultés qui lui servent souvent d’incubateur. Cette prise de position qui s’attaque frontalement aux dérives sectaires tout en essayant de ne pas jeter l’opprobre sur tous les musulmans doit cependant se replacer dans un contexte global d’atonie absolue des décideurs sur la question qui l’englobe : celle du désarroi d’une fraction croissante de la population des quartiers, corollaire du désarroi généralisé de la société française. Ce n’est qu’en regardant le temps long et la géographie des crises françaises que l’on peut comprendre et combattre l’ensemble des phénomènes de repli sur soi*.
Dans un pays qui ne connaît pas de « communauté » structurée, il était bienvenu de ne pas prétendre s’attaquer au « communautarisme », réalité fantomatique. Certes, on peut penser que la société française s’américanisme, et ce notamment à l’heure de la politique macronienne : exaltation de l’entreprenariat et de la méritocratie libérale ; application de plus en plus perceptible d’une doctrine vaguement inspirée du New public management (y compris dans la réforme de l’Ena) ; privatisation des services publics (SNCF, ADP, Française des jeux etc) ; flat tax pour les revenus du capital ; réforme des retraites qui ouvre une brèche dans laquelle pourront s’engouffrer goulûment les fonds de pension, et on en passei. Bref, on assiste partout au désarmement des principes fondamentaux et des moyens d’un État ayant pour colonne vertébrale ses propres normes, au profit du modèle de l’Entreprise (ce qu’analyse le politologue Pierre Musso dans « Le temps de l’Etat-entreprise »)…
Un libéralisme qui communautarise inéluctablement
Or, à force de libéraliser, voire de brutaliser ainsi la société française, on peut prédire que celle-ci cherchera à se protéger par tous les moyens nécessaires, y compris en tentant de se structurer… en communautés ! Comme aux États-Unis… Jérôme Fourquet analyse déjà la France comme une myriade d’archipelsii –ce fameux « agrégat inconstitué de peuples désunis » que pointait Mirabeau à la veille de la Révolution française–, micro-sociétés qui ne se fréquentent plus ni ne se comprennent. Certains acteurs dans les banlieues sont d’ailleurs tentés par ce modèle, en particulier sous l’influence de la geste de Barack Obama (community organising, empowerment, militantisme identitaire décolonial…) mais aussi en miroir de l’action du plus américain des présidents français, Nicolas Sarkozy (micro-entreprenariat, fascination pour le Qatar et Dubaï…). Qui plus est, un pays qui vote régulièrement pour le FN/RN à hauteur de 20 ou 30%, voire plus, ne peut s’exonérer d’une réflexion profonde sur le repli sur soi d’une portion croissante de son corps social. Benjamin Stora, au lendemain de l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, n’assurait-il que ce vote était le signe d’un « communautarisme blanc » ?
On notera enfin que les annonces présidentielles sur cette épineuse question religieuse se font à Mulhouse… c’est-à-dire en département concordataire ! Pour rappel, le personnel religieux (musulmans non compris) des départements dans lesquels s’applique ce régime est donc rémunéré par l’État et les évêques nommés (validés) par le Président (cas unique au monde !). Cette anecdote cocasse pointe un véritable lapsus politique. Car on peut penser (hélas !) que le président ne propose pas que les imams (de ce territoire) soient aussi rétribués par l’État français ni qu’ainsi il décide d’opérer une reprise en main des questions religieuses dans un esprit concordataire (quand bien même son tempérament « jupitérien », ou plus sobrement parfois bonapartiste, pourrait l’y pousser !)…
Néo-communautarisme et théorie du poisson dans l’eau
Dans les banlieues, les tentatives communautaires existent certes bien, et parfois les élus locaux cherchent à les exploiter dans des logiques clientéliste (en Île-de-France plus souvent à Droite comme à Corbeil ou à Bobigny, qu’à Gauche -quoi qu’en dise Didier Daeninckx). Mais ce que Rémy Leveau et Catherine Wihtol de Wenden disaient dès la fin des années 90iii reste encore vrai : en France, on peut parler de « communautarisme sans communauté ». Une sorte de « communautarisme zombie (pour reprendre la formule d’Emmanuel Todd à propos des du « catholicisme zombie » qui aurait refait surface après les attentats de 2015). Ces tentatives sont majoritairement le fait de populations qui pratiquent en fait une sorte de néo-communautarisme, mêlant pensée et pratiques réactionnaires de l’islam et fascination pour la modernité consumériste. Bref, une sorte de déclinaison douce du modèle qui se déploie dans les pays du Golfe ; le voile ou le kamis plus les Nike Air Max et l’I-phone X.
C’est sur ce terreau fertile (que le sociologue Farhad Khosrokhavar nomme « urbain djihadogène ») que se développe une influence réelle des religieux les plus obscurantistes (qu’ils soient islamistes ou évangélistes –même si ces derniers n’ont pas d’objectifs politiques, et encore moins de pratiques violentes), avec le risque que les plus radicalisés s’y sentent « comme un poisson dans l’eau » dans quelques enclaves territoriales -pour reprendre la vielle terminologie maoïste. Assécher la marre est certes nécessaire (en s’attaquant aux entreprises sectaires), mais aussitôt la pluie revenue, de nouvelles marres apparaîtront.
Il fallait donc certes s’attaquer aux dérives les plus criantes de la propagande salafiste, que ce soit dans les écoles hors-contrat, dans les prêches et la mainmise de certains représentants mal intentionnés de l’islam consulaire et traquer ceux qui agissent dans certaines zones grises entre économie parallèle et société parallèle (sous influence religieuse). Car faute d’activité et de présence d’autres institutions et structures (y compris associatives), certains quartiers sont bien en proie à un vide républicain : la majorité silencieuse qui y vit et va en général travailler dans les centres-villes, ne peut faire face aux minorités agissantes. La nature ayant horreur du vide, ce vide est comblé par ces groupes organisés en société parallèle. La question de la recréation d’activité au cœur de ces quartiers est donc centrale.
Quelle promesse républicaine quand on déchire le plan Borloo ?
Dès lors, on ne peut qu’abonder dans le sens d’Emmanuel Macron. Il y a une carence de la promesse républicaine dans certains de ces quartiers : « Quand la République ne tient pas ses promesses, d’autres essaient de la remplacer ». Tout est là, le reste des mesures annoncées pour l’instant ne sont que de l’écume pour journalistes pressés et politiciens orientés. Cependant on ira plus loin que le président : quand la République en marche ne tient pas ses promesses, d’autres essaient de la remplacer.
Ainsi, lorsque devant quelques centaines de jeunes acteurs des quartiers, le président déchire le (très imparfait) plan Borloo dans les salons de l’Elysée (en mai 2018), de la même manière que Nancy Pelosi a déchiré le discours de Donal Trump à la Chambre des représentants, il créé un vide abyssal qu’aucun message n’est encore venu combler.
Et c’est le point principal sur lequel les décideurs doivent dorénavant travailler. Il est très possible que le président, après avoir dorénavant envoyé un message à sa droite, tente d’en envoyer un autre à sa gauche, en annonçant prochainement quelques mesures autour de la question de la politique de la ville.
Mais quels messages envoie-il aux quartiers, auxquels ni la droite ni la gauche n’ont pour l’instant encore envoyé le moindre message nouveau sur leur place dans la société française du XXIème siècle ?
Les banlieues au cœur de la transition écologique
Osons ouvrir une perspective : puisque partout l’on s’interroge et trace des perspectives sur la transition écologique, il faut se dire que celle-ci ne réussira que si les banlieues en sont la matrice. Car c’est là que se trouve la main d’œuvre et le foncier disponibles pour être au cœur du gigantesque système de recyclage, de rénovation, de réparation, de reconditionnement dont l’économie circulaire (et relocalisée) est le nom. Ainsi, à nouveau, les habitants des banlieues pourront revenir au cœur du système productif français.
Pour que la République tienne ses promesses, c’est bien d’un tel message inclusif dont les habitants des banlieues ont besoin, alors qu’ils ont dû faire face, depuis les années 90, soit à des messages équivoques (Chirac) soit de défiance (Sarkozy) soit à l’absence totale de message (Hollande). Les banlieues et les minorités ont besoin d’un nouveau récit qui leur redonne une place au cœur de la société française, comme les banlieues rouges furent au centre de la société industrielle. Mais alors que celles-ci ont quasiment disparu, ce message doit avoir pour horizon la transition écologique. Cela tombe bien, cette transition écologique est, paraît-il, l’axe de la dernière année du mandat d’Emmanuel Macron…
*Ce qui est tenté par le co-fondateur de Presse & Cité, Erwan Ruty dans un essai, « Une histoire des banlieues françaises », paru le 20 février (éditions François Bourin), au moment des annonces du président sur le séparatisme.