Banlieues et Gilets jaunes, ces nouvelles insurrections territoriales

Le 20-11-2019
Par Erwan Ruty

Les dernières insurrections politiques qui ont ébranlé la France ont toutes été territoriales : émeutes des banlieues en 2005, mouvement des Bonnets rouges en 2013 ou révolte des Gilets jaunes en 2018- 2019. Mais si certaines ont obtenu des victoires politiques immédiates…  d’autres pas. D’où parfois, une certaine amertume : « Ils étaient où tous ces gens [les gilets jaunes] en 2005 ? », pendant les émeutes des banlieues, tonnait Mohamed Mechmache, animateur social ayant tenté de politiser l’insurrection des banlieues après 2005, lorsqu’on lui demandait pourquoi « les banlieues » n’avaient pas rejoint le mouvement des Gilets jaunes.


Un peuple divisé


Pourquoi cette succession de combats parcellisés, sans continuité ni liant ? La France serait-elle redevenue cet « agrégat inconstitué de peuples désunis » naguère déploré par Mirabeau ? Un archipel de communautés sans destin commun, et encore moins dessin unique ? Dans cette vision, la politique aurait unifié le pays depuis la Révolution, après quoi la lente désinstitutionalisation, l’affaiblissement juridique et financier, puis l’effondrement symbolique de l’Etat auraient décousu le lien social, dessinant un pays dorénavant construit sur de nouvelles formes de liens sociaux souples, constituant des solidarités que l’on pourrait qualifier de « labiles ». C’est-à-dire informelles, précaires, plastiques… Conséquence : les révoltes elles-mêmes ne deviendraient que plus labiles, les Gilets jaunes en témoignent. Une société individualiste, voire anomique, y prédisposant.

Les français ne se vivent plus comme un « peuple ». Le pays gronde mais ne se soude pas. Serait-ce que « l’union fait la force mais la misère la divise » et qu’« en période de crise chacun mise sur son biz »1 ? Si l’on compare les mouvements les plus turbulents de ces dernières années (émeutes des banlieues et Gilets jaunes), ils semblent animés par deux catégories distinctes appartenant aux couches populaires. Celle habitant les grands ensembles et celle des quartiers pavillonnaires (« banlieues » versus « périphéries » selon Christophe Guilluy). Jeunes adolescents désoeuvrés contre travailleurs en difficultés et précaires. Français métissés contre Français blancs. Métropoles contre villes moyennes et petites, voire zones rurales.  Familles souvent mono-parentales mais encastrées dans des solidarités de voisinage, voire communautaires extrêmement fortes d’un côté ; familles mono-parentales et éclatées plongées dans des environnements sociaux aux liens beaucoup plus ténus de l’autre.
Cette division est performative en cela qu’elle impacte fortement les imaginaires, tant ceux des élites que ceux vécus des couches populaires elles-mêmes, dont le destin s’est progressivement découplé, notamment en ce qui concerne leur propre ressenti.
Qui plus est, les plus radicaux des militants des banlieues le clament : « Le traitement colonial et postcolonial des populations Indigènes a créé une scission entre les Indigènes et les Blancs, et il ne suffit pas d’avoir quelques intérêts communs pour la voir disparaître (…) Tout effort vers une convergence sera forcément vain tant que seront ignorées la frontière raciale qui persiste entre les deux, ainsi que la surreprésentation des Indigènes dans les populations pauvres ». Et les éléments qui poussent à la révolte étant essentiellement une atteinte circonstancielle à la dignité d’un groupe précarisé économiquement, ils ne sont pas forcément réunis au même moment concernant deux groupes différents. Pou les banlieues, la mort de Zyed Benna et Bouna Traore en 2005, et le manque de considération des interventions du ministre de l’Intérieur d’alors. Pour les Gilets jaunes, la taxation des carburants et le dédain des décideurs d’aujourd’hui. « Les Indigènes développent un type d’économie morale bien distinct vis-à-vis de l’Etat, dans laquelle la question raciale prime. Cette différence implique que les facteurs d’une révolte ou d’une participation à une manifestation ne sont pas identiques et que, dans les cas des Indigènes dans le contexte actuel, quand bien même leur situation socio-économique est précaire, les responsables n’ont pas, de leur point de vue et vis-à-vis d’eux, dépassé la ligne rouge au-delà de laquelle ils se révolteraient »2.

Un découplage forcé

Ch. Guilluy et les Indigènes de la République tomberaient donc presque d’accord sur la question du séparatisme social et de ses conséquences. Pourtant il y a de nombreux traits communs entre ces populations, dans leur situation réelle et dans leur vécu « ressenti » : domination ou exclusion économique, isolement social et « subalternat », sentiment d’abandon, fort capital d’autochtonie, cultures populaires dominantes…
Ainsi, il conviendrait de ne pas céder à une vision opposant de manière définitive les populations (et révoltes) des grands ensembles métissés et celles des pavillons blancs : cette dichotomie est partiellement inexacte, d’abord parce que les zones pavillonnaires sont de plus en plus prisées par les élites issues des quartiers (mais la politique de la ville a freiné le départ de celles-ci vers celles-là, en y fixant ceux qui s’enrichissaient quelque peu et en leur permettant d’accéder à la propriété près de leur cité d’origine, afin d’y préserver leur tissu relationnel, dans des nouvelles cités résidentialisées et rénovées). Qui plus est, les jeunes des zones rurales et « péri-urbaines » ou « périphériques » sont tout autant déclassés socialement que leurs congénères des banlieues de grands ensembles, bien plus en tous cas encore que leurs parents ; et pourtant, ils n’ont que peu pris part au mouvement des Gilets jaunes.
Cette opposition est donc forcée car au-delà des questions « raciales », par-dessus tout prédominent non seulement la division territoriale, mais aussi une progressive convergence des conditions de travail et des conditions sociales.

Les inégalités territoriales frappent autant les zones rurales que les villes, alors que les instruments de la péréquation financière des territoires riches en direction des territoires pauvres (DSQ puis DGF, qui baisse de 20% entre 2013 et 2017) sont mis à mal, que la Datar a disparu et que le Commissariat à l’Egalité des territoires, ancêtre d’un organisme dédié à l’immigration (le Fas), peine à se redéployer vers l’ensemble des territoires (et ce avec un budget limité à environ 500 millions d’euros).
La pauvreté frappe ainsi le cœur des petites villes, dévitalisées de leurs commerces et où se replient les plus pauvres, aussi bien que les banlieues de grands ensembles en QPV, ces derniers disposant par exemple globalement de moins d’investissements publics (moins de moyens pour l’éducation nationale, moins de policiers et moins de transports en commun).
Qui plus est, l’individualisation du monde du travail, jusque et y compris dans le monde ouvrier est réelle. Les enfants des ouvriers des banlieues eux-mêmes se vouant de plus en plus aux métiers des services (ubérisation du travail), dépendant de l’économie de plateforme ; nouveaux métiers facteurs de dislocation des solidarités de travail.

Les caractéristiques sociales convergent aussi : même consommation de masse (disparition des petits commerces au profit des grandes surfaces et des grandes zones commerciales – disparition contre laquelle d’autres mouvements se sont naguère dressés, comme le poujadisme du début des années 50) ; même culture mainstream (de masse, où dominent vidéo, pop, réseaux sociaux, achats de bien de consommation courante et d’habillement à bas coût, tourisme low cost à l’étranger…).
Si bien que si tous ces territoires peuvent être animés de mouvements de protestation, parfois à caractère insurrectionnels parce qu’une certaine « économie morale » les y pousse parfois, cela peut se faire dans des contextes temporels différents.

Des insurrections aux caractéristiques communes

On se trouve donc là face à une pluralité de phénomènes que l’on peut qualifier de néo-politiques ou de proto-politiques, selon la focale temporelle utilisée : ils sont à la fois enfants (orphelins) de l’effondrement des grands engagements politiques et des idéologies et précurseurs de nouvelles formes d’engagement, populistes et insurrectionnels. Spontanés, sans programme, sans représentant ni leader, sans structuration, sans média, sans relais organisé dans la société…
Ils utilisent les moyens de lutte décriés depuis l’émergence de la gauche syndicale puis partisane à la fin du XIXème siècle et son encadrement des couches populaires dans le mouvement ouvrier, qui mit fin à la grande peur des « classes dangereuses » : ludisme (ou sabotage), destruction, boycott et non plus pétition-grève-manifestation.
Surtout, ces insurrections ont pour carburant une forme de « capital d’autochtonie », c’est-à-dire une capacité à s’approprier son environnement immédiat pour le transformer en base de lutte. A l’heure des combats « zadistes », ces formes de contestation enracinées dessinent une nouvelle carte politique, qui s’appuie enfin sur le territoire. Comment s’en étonner ? Alors que les hôpitaux ferment, que les bureaux de poste ferment, que les gares ferment, que les écoles ferment, que les cœur de villes moyennes se désertifient ? Que les aires urbaines se segmentent et se spécialisent entre zones commerciales aussi laides qu’étalées, centre villes touristiques désertés de leurs habitants, zones pavillonnaires sans âme ? Que donc le tissu économique, puis institutionnel, puis social, se délite, en une spirale infernale ? Alors que les français, qui plébiscitent un mode de vie à l’américaine (voiture, pavillon-piscine, centre commercial, pop culture, consommation de masse), semblent se satisfaire de leur vie privée tout en se désespérant de leur vie sociale et de leurs villes, et ne plus se reconnaître dans leur pays…

On le voit : si les couches populaires se sont bien divisées géographiquement ces dernières décennies, leurs caractéristiques sociales convergent partiellement. Ce phénomène n’est cependant pas récent : au vingtième siècle, les paysans ne se sont pas révoltés au même moment que les petits commerçants et artisans en voie de disparition, pas plus que les ouvriers (juin 36 ou mai 68). C’est une lapalissade, les couches populaires n’ont jamais été unies : ceux qui lisaient l’Humanité ne lisaient pas France soir ! Mais la force structurante de l’Etat, de la redistribution, du plein emploi ne sont plus là pour cimenter ces parties du tout national ; et la classe ouvrière n’est plus là pour porter une voix majoritaire. Si bien que les territoires, zones de repli social et finalement identitaire (car l’identité réelle ou fantasmée seule reste quand le lien social se fissure), se fragmentent. Et que naissent de nouvelles oppositions.
Emmanuel Todd assure : « N’étant plus défini par une foi [catholique, communiste, nationaliste…], l’homme devient le produit d’un lieu3. » Et l’on suivra cette fois Christophe Guilluy lorsqu’il assure : « La question universelle du village raconte, à l’heure de la mondialisation, la nécessité pour les plus modestes, de préserver un capital social et culturel à l’heure où l’État ne protège plus4 ». Ainsi « les classes populaires retrouvent un environnement social et culturel, un capital d’autochtonie susceptible de redéfinir un rapport de force avec les classes dominantes5 ». Le tout avec un fort potentiel de développement économique basé sur une offre et une demande locales (circuits courts, économie de la réparation/restauration...)

C’est dans ce retour au local, au petit, au « slow » (food, democratie…), au « low » (tech), aux transports doux etc ; dans le retour à une économie de marchés locaux ; dans le développement d’une économie de la réparation, du recyclage, de la restauration locales, que l’on pourra sortir par le haut des conflits de plus en plus saillants qui assaillent la société. Cette perspective est susceptible d’offrir une alternative constructive dont les caractéristiques correspondent à celles des protagonistes des insurrections populaires du XXIè siècle. Mais elle n’est pas exempte de dangers, tant elle peut aussi accélérer un repli, un délitement, une fracturation de la nation. Une archipelisation pathogène et source de possibles conflits.

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