
Du père Gérard à "frère" Karim*, trente ans de foi et d'engagement dans les quartiers

En 1983, un prêtre et un pasteur proposent à des jeunes du quartier des Minguettes une marche, inspirée de celles de Martin Luther King et de Gandhi. A l’initiative et en amont de la marche, toute une tradition religieuse d’engagement dans les quartiers. A la Courneuve, l'époque des curés est révolue, mais d'autres ont pris le relais.
La petite église Saint-Lucien est toujours là. Postée au bord du carrefour des six routes, entourée des barres d'immeubles de La Courneuve. Le père Gérard Marle a retrouvé son HLM, dans le quartier Verlaine, là où il habitait déjà trente ans plus tôt avec trois prêtres ouvriers. Il a aussi retrouvé les bidonvilles. « On s'était pourtant battu pour qu'ils disparaissent ». Ils sont aujourd’hui habités par des Roms. D'une manière générale, le quartier est « plus marqué qu'avant par la précarité. » La Courneuve, c'est 23,9 % de chômeurs (INSEE), plus de deux fois la moyenne nationale. Peu de travail donc, mais surtout pas grand chose pour lutter contre le chômage. « Sans emploi, les gens se sentent en trop. A l'époque, la classe ouvrière était exploitée, mais au moins il y avait un collectif et on savait contre qui il fallait se battre. » Le père Gérard raconte. Le parlé franc, le ton et le visage grave, au début. Ils s'allègent à mesure qu'il explique tous les « trucs » qu'il utilisait alors, avec d'autres, pour dénoncer et s'attaquer aux « injustices ».
Que reste-t-il aujourd'hui de cette ville « métallo » et « communiste » ? « Rien, tout a changé ». 18 000 logements en moins dans la Cité des 4000, l'essentiel des usines disparues. La solidarité ouvrière s'est pour le moins étiolée. Le père Marle a redécouvert une Courneuve plus interculturelle. A la messe, il n’a retrouvé que « sept ou huit inoxydables », auxquels se sont ajoutés de nombreux migrants : Camerounais, Tamoul, Béninois, Antillais… Plus intercultuelle aussi : « Les musulmans sont plus nombreux, plus visibles », observe le père Gérard. A l’époque, dans les années 1980, « un travailleur musulman, c’était avant tout un travailleur » assure le curé, persuadé que c’est avec eux qu’il faut aujourd’hui mener un combat contre la précarité. Mener ce même combat qui fut le sien, lorsque ses interlocuteurs et alliés potentiels étaient davantage des cadres du Parti Communiste que des Imams. « Il y a trente ans on entrait à la Courneuve par le social », se souvient-il, « aujourd'hui, on y entre par la religion ».
« RIEN DE CULTUEL »
Aux « 4 000 nord », quartier Verlaine - où se dressent les quelques tours encore debouts - les jeunes de quartier ont remplacé les curés. « Faîtes comme chez vous, si vous avez faim vous me le dîtes. On peut se tutoyer aussi ». Karim*, la vingtaine passée, collier de barbe, accueille dans un petit local « prêté par la mairie ». Sur de large panneaux de bois bleus, l'acronyme de l'association, JMF, Jeunes Musulmans de France. Elle a été créée par des membres de l'UOIF, l'Union des organisations islamiques de France, une association proche des Frères musulmans. « Tu veux dire qu'on est des islamistes c'est ça ? » rétorque Karim, et d'assurer : la JMF, « c'est une association laïque, loi 1901, il n'y a rien de cultuel ». Contrairement à d'autres associations musulmanes du quartier, la JMF ne dispense, par exemple, aucun cours d'arabe mais du français et des maths. « Si t'as pas ça, t'as rien ». Sur un mur du petit local, ce slogan : « Celui qui ne veut rien faire cherche des excuses, celui qui veut avancer, trouve des moyens. »
Dans les années 1980, temps des grandes luttes sociales, les moyens mis en œuvre pour « avancer », c’était la Marche pour l’égalité et contre racisme mais surtout les manifestations ouvrières. Les tracts, rédigés et distribués avec les collègues, ou encore les grèves des loyers, pour réclamer aux bailleurs des conditions de vie acceptables dans les tours, construites dans les années 1950. « On s'est plutôt bien battu, le Parti communiste nous aidait un peu » rappelle ce curé rouge, qui vécu sa prêtrise en première ligne et consacra son mémoire de licence de théologie à Karl Marx. La lutte pour la justice sociale pour tout sacerdoce, un engagement de terrain avec la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et la CNL (Conférence nationale du logement). Une mission « évangélique » assure-t-il, mais « pas toujours en odeur de sainteté » dans une Église catholique qui avait tenté d'interdire les prêtres ouvriers dans les années 1950. Mais la lutte ouvrière fait désormais partie de l'histoire. Une histoire que Karim est trop jeune pour connaître : « 1983 ? Ça remonte ! Je n'étais pas encore né ».
ENTRAIDE, FRATERNITÉ ET EXCELLENCE
Karim symbolise la nouvelle garde. Alors que la JOC se meure, la JMF revendique 200 adhérents, dont 60 forment le « noyau dur ». Lui est musulman et voit, dans son action, un « engagement spirituel ». Au service des valeurs de l'Islam ? « Au service de valeurs universelles : l'entraide, la fraternité et l'excellence aussi ». L'entraide c'est par exemple Solidar'Cité, un projet solidaire que la JMF mène avec le Secours Populaire. Pour une soirée, l'association transforme une salle municipale en un « restaurant chic » et y invite les plus démunis. « Le but ? Décloisonner les gens. Ils ne viennent pas pour manger, mais pour l'ambiance. Ca permet à certains de sortir de l'exclusion ». La Fraternité, c'est l'ouverture à tous : « Il y a des non musulmans qui participent aux activités » assure Karim. Il réfléchit un instant : « Franchement ? On s'en fiche qu'ils soient ou non musulmans. » Quant à l'excellence, c'est peut-être le plus important. Lorsque Karim parle d'emploi, il ne parle pas de restauration, de livraison ou de télétravail. Aide aux devoirs, accompagnement scolaire, débats sur l'alternance, tout est fait pour tirer vers le haut. Au Forum de l'emploi, organisé une fois par an : « On met toujours à l'honneur une profession ». Des exemples ? Neurologue, journaliste… « Parfois je me dis : “Karim, tu fais des actions dont toi même tu n'as jamais bénéficié" ». Mais lorsqu'il raisonne au présent, Karim se dit fasciné par le travail des éducateurs spécialisés, dans l'association Feu vert, à côté du local. « Je suis pantois devant leur travail ». Il se voit bien reprendre ses études, « en sciences de l'éducation ». Pour faire quoi ? « Je ne sais pas encore, prof', ou conseiller chez Pôle emploi ». Une ambition qui au cœur de cette emblématique cité des 4 000, pas toujours célèbre pour les bonnes raisons, vaut bien un sacerdoce.
* A la demande de l'intéressé, son prénom a été modifié.
REPORTAGE VIDEO : DEUX BONNES SŒURS ENGAGÉES À SARCELLES
Comme le père Gérard à la Courneuve, Thérèse et Isabelle, deux Petites Sœurs de l’Ouvrier sont engagées depuis plus de trente ans en banlieue. Syndicalisme, JOC, Secours catholique ; depuis la tour qu’elles habitent à Sarcelles, elles portent un regard de foi et d’espérance sur la réalité parfois difficile de leurs voisins
Petites soeurs de l'ouvrier de Sarcelles par Presse_et_Cite