Pascal Blanchard contre le grand repli : « Il y a une saturation de l’opinion sur nos enjeux »

Le 12-02-2016
Par Erwan Ruty

Marine Le Pen et Eric Zemmour sont les stars des médias, Alain Finkielkraut fait pencher les intellectuels très à droite, Dieudonné et Soral font des millions de vues sur Internet. En face, ceux qui avaient alerté sur la fracture coloniale en 2005 se sentent dépassés. Parmi eux, Pascal Blanchard, auteur avec Nicolas Bancel et Ahmed Boubeker du « Le grand repli », réponse au « grand remplacement ».

 

P&C : Ce livre est d’abord un essai, une prise de position par rapport à l’actualité, non ?
Pascal Blanchard :
C’est surtout la longue introduction d’un ouvrage collectif à venir*, qui fait le bilan dix années après « La fracture coloniale » et les révoltes dans les quartiers de 2005. Il faut reconnaître qu’on a échoué sur certains sujets depuis 10 ans pour contrer les discours réactionnaires. On n’a en particulier pas assez travaillé sur l’islam. On ne voulait pas le faire à l’origine car ce n’est pas notre spécialité, considérant alors que ce n’était pas une grille de lecture nécessaire à la compréhension de la fracture post-coloniale. C’était une erreur. Et les réflexions d’Ahmed Boubeker lui-même étaient largement issues d’un prisme centré sur le mouvement ouvrier, le mouvement antiraciste, le mouvement de l’immigration…

P&C : Ce livre est une réponse au thème du « Grand remplacement » ?
P.B. :
Il y a un grand repli des « petits blancs », des intellectuels, y compris de gauche, mais aussi des « minorités ». Mais depuis quelques années, notamment après l’anniversaire des trente ans de la Marche et encore plus avec [l’exposition] « ExhibitB »**, ces dernières font des procès en illégitimité pour travailler sur ces questions. Il y une ethnicisation de cette mémoire. En Grande-Bretagne, ces mouvements ont gagné : « ce combat est le combat de Noirs » pensent des gens comme la Brigade Anti-Negrophobie. Cela fait penser aux Etats-Unis des années 60-80. Et comme le mouvement antiraciste traditionnel est à peu près mort en France, que le milieu associatif est en déshérence. … quels espaces communs reste-t-il pour le combat pour l’égalité ? C’est comme de travailler avec le prisme de « la banlieue » : on ne peut être à la fois pour le vivre ensemble et réfléchir à partir d’une parcellisation territoriale.

P&C : Il y aurait une régression, une sorte de retour au passé colonial, selon vous ?
P.B. :
On revient à une situation où, comme dans les colonies, il y a la « ville blanche » et la « ville indigène », et où chacun sait exactement où il est. Des espaces où le dénominateur commun des gens qui s’assemblent est la « race », et non plus la classe ou le genre… Mais il y a surtout une saturation de l’opinion sur ces enjeux. Par lassitude autant que par angoisse. Le « grand remplacement » marche bien, même chez les enseignants. C’est insondable, cette peur de perdre ce qu’on est à cause des autres. Le « on est chez nous » (slogan du Fn) est très efficace… Quelle réponse y a-t-il à ça ? Pour les néo-réactionnaires, il y a trois futurs possibles : rentrer en guerre civile, rejeter les autres hors de France (comme à la fin de la Guerre d’Algérie pour les pied-noirs) ou institutionnaliser les ghettos, comme aux Etats-Unis. Avec une partition territoriale et « raciale » instituées, permanentes. Dans ce schéma, les « minorités » se sentent obligées de se replier dans un entre soi, de rester « chez elles »… Que cela soit ici ou ailleurs.

P&C : Mais quels sont vos alliés dans ce combat, du coup ?
P.B. :
On est un peu au milieu d’une rivière, et on nous hurle dessus depuis les deux rives… On n’est plus à l’époque de notre livre « La fracture coloniale » où on avait avec nous des populations et des associations issues de l’immigration, des banlieues, des intellectuels et quelques politiques comme Christiane Taubira. La fracture est là maintenant, on est même au-delà. [Le géopolitologue] Christophe Guilluy explique pourquoi la gauche a perdu les classes populaires et ne veut pas (ou ne sait pas) parler aux « minorités » afro-antillaises, asiatiques et maghrébines du pays. Et la droite est en accord avec Zemmour. Le discours purement moral n’est pas efficace contre ces réactionnaires. Quant aux politiques, ils sont majoritairement, au mieux, dans de l’assistanat social ou dans le cloisonnement urbain, mais au fond, ils pensent « Ils nous font ch… dans les banlieues, tout ça va mal finir ». Les socialistes, sur la question des quartiers, c’est le grand silence. En trois ans, François Hollande a tué la politique de la ville. Ces territoires sont électoralement « abandonnés » de la République. A part par le FN, paradoxalement, qui lui s’inscrit dans une continuité avec le passé colonial et la défaite algérienne. C’est même devenu une terre d’évangélisation électorale pour eux.



*sous le titre Vers la Guerre des identités ?
**du nom d’une « installation-performance » du metteur en scène sud-africain (blanc) Brett Bailey au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis en 2014, autour de la domination des Noirs, accusé de porter atteinte à la dignité humaine par de jeunes associations antiracistes (spectacle défendu par des associations antiracistes plus traditionnelles).
 

 

« Le Grand repli », un très grand malaise dans la « civilisation » française
Les auteurs du « Grand repli » l’ont ressenti depuis le débat sur l’identité nationale (en 2009), et encore plus, hélas, depuis le grand enfouissement du rapport Tuot sur la refondation des politiques d’intégration et du groupe de travail sur le même thème, pourtant lancé par le premier ministre Jean-Marc Ayrault (les deux concomitamment, en 2013, c’est-à-dire sous la gauche). C’est justement des déceptions venues de cet hémisphère-là, et pas seulement de la médiatisation à outrance d’Eric Zemmour et consorts, que date le malaise des auteurs : « le politiquement correct a changé de camp », assènent-ils. Et le « vivre ensemble » a cédé le pas au « grand remplacement », thème initié par l’extrême-droite et devenu vulgate dans une large partie de l’opinion. Le constat des auteurs est sans appel : le débat sur la question des minorités et des banlieues est dorénavant impossible. Pourtant, et c’est là le grand paradoxe, « la société [est] plurielle ». Mais elle « ne s’est jamais vécue comme multicuturelle ». Ils pointent aussi, à leur plus grand désarroi, une éthnicisation du débat, provenant de tous les bords à la fois, minorités post-coloniales comme majorité « blanche ». Avec un réel potentiel déstabilisateur « au pays des Droits de l’Homme et du citoyen [où] l’appartenance politique remplace pourtant l’appartenance culturelle », en théorie du moins. Mais le tout, parfois, de manière surprenante, comme lorsque certains hérauts de la République brandissent une « laïcité identitaire » contre « l’islam identitaire » (selon l’expression des auteurs). Et d’évoquer rien de moins que l’hypothèse de « la fin du creuset français » : « non seulement l’école, les syndicats ou les entreprises n’ont pas joué leur rôle intégrateur, mais ils sont devenus des foyers de reproduction des inégalités et des discriminations » (p.90). Conclusion, en dix ans, « de la fracture coloniale, nous sommes passés à la fracture identitaire », dans laquelle « la classe se conjugue avec la race ». Pessimisme radical. Décliniste lui aussi, Pascal Blanchard ?!

 

 

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