
Juan Massenya : vivre à Chanteloup-les-Vignes et après

L’animateur de télévision Juan Massenya a grandi dans le quartier de la Noé à Chanteloup-les-Vignes, petite ville clivée des Yvelines où a été tourné le film « La haine ». Il a déménagé dans un coin plus résidentiel, puis est parti vers d’autres horizons. Il en parle avec la nostalgie de ceux qui ont vécu dans des endroits marquants mais qui ont pu les quitter.
P&C : Chanteloup-les-Vignes a été très marquée par le tournage de « La haine ». Est-ce justifié ?
Juan Massenya : Quand le film est sorti, personne ne s’attendait à ça. Ce film ne correspondait pas à ma génération. Moi, mes films, c’était « LeThé au Harem d’Archimède », c’était la génération de la Marche de l’égalité, pas le monde des cailleras. Les gamins, eux, s’y identifiaient plus. Mais je n’ai pas entendu beaucoup de chantelouréens parler positivement de ce film. C’est plutôt des gens à l’extérieur qui l’ont apprécié. « La haine », c’est une pure fiction qui avait besoin d’un décors, comme « Do the right thing » de Spike Lee. Il ne faut pas associer la ville au film « La Haine ». C’est une belle histoire, Chanteloup. Mais quand tu as 18 ans, c’est difficile de le comprendre.
P&C : Quels souvenirs avez-vous de la ville ?
J.M. : Celui de deux mondes qui avaient dû apprendre à vivre ensemble. On a imposé aux paysans une ville-dortoir, voulue par Chaban-Delmas, avec des façons de faire qui ont choqué, les pots-de-vin, le béton sous leurs fenêtres, une population issue de l’immigration... Ca a créé des liens conflictuels. Mais les immigrés étaient discrets. Ils ont essayé de rentrer dans le terroir, d’appartenir à une même patrie. Il n’y avait pas de revendication identitaire, communautaire, juste des travailleurs qui voulaient améliorer leurs conditions de vie. Mais il y avait un tel sentiment de déconsidération des habitants de Chanteloup…
P&C : Les problèmes sont arrivés tout de suite ?
J.M. : A cause de la pollution aux métaux lourds, les paysans ne vendaient plus. Leurs enfants ne voulaient plus travailler avec eux. C’était une ville à la campagne, mais il n’y avait pas de problème de mixité ethnique. On arrivait dans une ville moderne, porteuse de promesses. C’est les vagues de licenciement successifs qui ont scindé la ville en deux, plus que les divisions ethniques. Tout d’un coup, des dizaines de familles n’ont plus les moyens de payer le loyer. Dans les années 80, c’est sauve-qui-peut. Et ceux qui partent sont remplacés par des familles à problèmes. Aller dans les zones pavillonnaires devient une question de survie. Ailleurs, ça allait de mal en pis. Pas de bibliothèque, pas de piscine, pas de patinoire, pas de gare, pas d’infrastructures, les gens qui s’en vont, les commerces qui commencent à fermer… le désoeuvrement, et puis la petite délinquance, la drogue qui arrive… La paupérisation qui touchait d’abord les Hlm, les locataires, alors que l’office Hlm les laissait mourir, a ensuite touché les propriétaires. Les zones pavillonnaires se sont mises à avoir les mêmes peurs. La valeur des biens s’est mise à fondre. On a vu grandir les premiers Tanguy là-bas. C’est eux qui ont grossi les rangs du Fn. Quand je suis parti, c’était la catastrophe. Je passais plus de temps à enterrer des potes morts d’accident de voiture ou d’overdose que d’aller aux mariages ou aux crémaillères. C’est la danse, le hip-hop, la musique qui m’ont permis de m’échapper. De prendre du recul, jusqu’en Angleterre. J’ai mis beaucoup d’énergie à me barrer ; d’autres comme Pierre Cardo [le maire de la ville, Ndlr], à rester !
P&C : Et aujourd’hui, comment regardez-vous la ville ?
J.M. : Je vois une ville reconstruite, régénérée, fortifiée. Qui a relevé beaucoup de défis. Je ne reconnais plus ma ville ! Elle a avancé, c’est vachement bien ! Maintenant, il y a de tout dans les zones pavillonnaires, même des gens issus de l’immigration, c’est nouveau ! Il y a des emplois. L’intégration a fonctionné, même au forceps. Chanteloup, c’est l’exemple de la force de chaque citoyen : on est dans la m…mais on est de plus en plus nombreux à s’extraire d’une condition pré-établie. Certains sont déclassés, mais nous, sur les mains, en marche arrière, on a gravi les escaliers. Il y a des gens des bidonvilles de Nanterre qui sont allés à Chanteloup. Moi, mon père est arrivé en France avec une paire de chaussures. La crise ne me fait pas peur : je suis né dedans. Et heureusement, il y a beaucoup d’exceptions comme moi ! Si les élites en parlaient plus souvent, ça irait mieux. On est un beau pays, on ne s’en rend compte que quand on s’en va !