
Anicet Soquet, vu de Martinique : « La gauche ne croit pas en nos quartiers »

Un mémorial de l’esclavage va ouvrir ses portes à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). S’il aidera à « tourner la page du ressentiment »*, cela ne dispense pas de réfléchir à la persistance de rapports de domination. On se penche sur eux avec Anicet Soquet, représentant de la coordination Pas sans nous, médiateur dans le quartier de Volga-Plage et ancien collaborateur du maire de Fort-de-France (Martinique).
François Hollande a été acclamé lors de son passage aux Antilles. Pourtant, la crise y persiste, d’une force que l’on n’imagine pas en métropole. Un seul chiffre devrait suffire à le prouver : 65% des jeunes sont au chômage. L’attachement viscéral de la jeunesse antillaise à la famille constitue une digue sans doute de plus en plus fragile à l’explosion de la violence. La gauche pédale toujours sur ces territoires, selon Anicet Soquet. « Ils ne croient qu’au Cac 40. Ils ont le même format que les énarques de droite. Il y a un manque de confiance, la gauche ne croit pas en ces quartiers. Elle a un problème avec nous : elle se comporte comme avec une clientèle. On n’a pas besoin de protection, on a besoin de soutien… On ne peut pas remercier Hollande de ne pas tenir un discours aussi violent que celui de Sarkozy. Il y a une alternance que je salue, mais le conflit reste latent. Une boîte de pandore s’est ouverte, les monstres sont libérés depuis Sarkozy… »
« La Caraïbe reste un marché d’exportation pour la France »
Conflit, le mot est faible : depuis les révoltes de 2009 menées par le LKP contre la « pwofitasyon » et la vie chère, rien n’est réglé. « Les gens sont retournés au travail, les institutions sont revenues. Elles se sont même renforcées : beaucoup ont eu peur et se sont désolidarisés du mouvement. Ils sont retournés à la République, entre guillemets. Et s’il y a eu une augmentation des salaires, cela a cassé beaucoup de petites entreprises [PME et TPE qui représentent pourtant 80% des entreprises guadeloupéennes par exemple, NDLR]. Le problème est que l’économie est emblématique d’une société post-coloniale : il ne faut regarder que vers la métropole. Letchimy et Lurel [respectivement député-maire de Fort-de-France et député de la Guadeloupe] ont obtenu l’adhésion au Caricom [la communauté économique caribéenne, NDLR], mais on achète toujours plus de choses qui viennent de 8000 kilomètres que des choses qui viennent de tout près. La Caraïbe reste un marché d’exportation pour la France. » La question reste donc économique : quels circuits locaux construire ? Avec l’objectif pour ces territoires de quitter un tant soit peu le tête-à-tête séculaire et nocif avec la métropole, qui renchérit le coût de produits, y compris ceux de première nécessité, importés d’Europe (d’autant que quelques grands groupes tiennent l’ensemble des échanges commerciaux). D’autant que ces territoires sont profondément divisés entre ceux qui vivent des rentes de l’Etat et de la fonction publique, ou du tourisme et d’une économie mondialisée, et ceux qui sont totalement déconnectés de ces transferts. Soit la résilience d’une « économie de comptoir » extrêmement inégalitaire et dépendante d’un profond déséquilibre des échanges.
Quelles filières économiques développer ?
Une réelle alternative serait le soutien aux petites entreprises, notamment celles s’appuyant sur les ressources locales et le développement de filières dans les énergies renouvelables, l’agriculture et la pêche, ainsi que la biodiversité (plantes médicinales…). Mais « les circuits locaux n’existent pas encore. On aurait dû obtenir dix ans d’expérimentation, de développement endogène. Mais ça a été refusé, au profit de projets adaptables à l’économie de toute la France », observe Anicet Soquet. Les taxes à l’exportation ou à l’importation, comme « l’octroi de mer », restent élevées, parfois pour défendre les petites entreprises de la concurrence. Beaucoup réclament en particulier l’accès au pétrole caribéen. Mais là encore, les lobbies locaux (ou nationaux) freinent toute évolution, agrippés à leur rente, voire à leur situation quasi monopolistique (à l’instar de ce qui provoque blocages et retards dans les projets de développement de transports en commun à La Réunion, du fait des entreprises automobiles comme Renault) : « Le développement de l’énergie solaire, par exemple, devrait être une priorité. EDF s’y est toujours opposée. Letchimy a dit qu’il irait chercher d’autres financements, à Trinidad notamment. EDF est tout de suite revenue ! » Un modèle de contournement des conservatismes et pwofitasyons entrepreneuriaux « békés » semblable à celui développé par les Kanaks pour l’exploitation du nickel via des accords avec des sociétés australiennes et corréennes…
Quelle solution pour parvenir à modifier les rapports de force ? Pour Anicet Soquet, il faut « nommer des cadres, des chefs de projet dans les cabinets, enrichir techniquement la République, pas seulement se contenter d’une meilleure représentation. »
*selon les termes de Max Etna, ancien directeur adjoint du cabinet de Victorin Lurel, député de la Guadeloupe, dans Le Monde du 9-10-11 mai 2015