Apartheid, ghetto, banlieues… : une valse des mots qui agresse les quartiers

La cité des Bosquets (Montfermeil) avant la démolition de 2012
Le 30-04-2015
Par Erwan Ruty

« Un apartheid territorial, social, ethnique qui s'est imposé à notre pays… » osait Manuel Valls en janvier 2015, deux semaines après les attentats qui ont ébranlé la France. Ces termes sont-ils appropriés pour parler de la France ? Petit tour dans l’étymologie et dans l’histoire, afin de ne pas « ajouter au malheur du monde » à force de « mal nommer les choses », comme le veut la formule de Camus.

 

« Pour parler de ces questions, on est allé de banlieues à apartheid, en passant par ghetto. Cela témoigne de la tension croissante autour de la question raciale »… estime le géopolitologue Jérémy Robine, auteur d’un essai intitulé « Les ghettos de la nation ». Personne ne fera bien sûr à Manuel Valls l’insulte de penser qu’il juge réellement la France en situation d’Apartheid. D’autant qu’historiquement, cette politique est une politique d’Etat. Objectif évidement recherché par l’ancien maire d’Evry : couvrir le bruit des rafales de kalachnikovs pour reprendre la main, et remettre les banlieues au centre des débats. Objectif atteint, comme le notait Frédéric Tadeï  avec une certaine dose de cynisme lors d’un « Ce soir ou jamais » consacré le 6 février à ces questions : « Si le premier ministre n’avait utilisé que le terme ghetto, nous ne serions pas là aujourd’hui pour en parler ».


Quel apartheid ?

Ce système, politique d’Etat institutionnalisée à partir de 1948 et mise en place par ajout de lois successives jusqu’en 1960, puis remise en cause après un référendum en 1992, est basé sur un ensemble de lois fondées sur la discrimination raciale, créant notamment des enclaves noires prétendument autonomes, les « bantoustans ». Bien entendu, à notre connaissance, il n’y a pas de lois raciales en France, ni de bantoustans. Rappelons aussi à ceux qui sortiraient d’une très longue hibernation, qu’il existe une flopée de lois françaises condamnant l’incitation à la haine raciale, et que des organismes luttent contre les discriminations (comme le Défenseur des droits, qui dispose d’un arsenal de critères pouvant être juridiquement utilisés pour instruire une plainte, et qu’un 19ème critère, la « discrimination à l’adresse » vient même d’entrer dans cet arsenal), et enfin que la constitution française « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances »... Cela dit, il va sans dire qu’entre la loi et les faits, il y a souvent un fossé, et parfois même un véritable périphérique. Précision étymologique, le Dictionnaire historique de la langue française précise que le mot « apartheid », s’il est bien afrikaans (langue dérivée du néerlandais et parlée par une partie de la population blanche en Afrique du sud), et apparu en 1954, a cependant une racine française : il vient du néerlandais « apart », issu lui-même du français « à part », auquel est ajouté « heid » (pour définir un « état séparé »).


Ghetto : Italie, Pologne, Etats-Unis, France

Ghetto est-il plus approprié à la réalité hexagonale ? Pas sûr. Né, lui, à la Renaissance en Italie (1516), il désigne à la base un quartier de Venise, qui fut le premier ghetto en Occident : fermé par des portes, ce quartier était celui où les juifs étaient confinés (et d’où par exemple ils n’avaient pas le droit de sortir la nuit). Le mot lui-même vient du dialecte vénitien « dgettare » (« gettare » en italien), qui signifie « jeter », mais aussi « couler », « fondre » (du métal), signalant en fait le lieu où se trouvaient des fonderies de canons. Le sens plus courant du mot s’est répandu notamment après la seconde guerre mondiale, suite à la clôture du ghetto de Varsovie par les nazis en 1940, et sa destruction quasi totale en 1943. Là donc encore, on est loin de la réalité française. Pas de clôture mais néanmoins un sentiment d’enfermement. Quant aux Etats-Unis, « les ghettos y sont apparus après la fin de l’esclavage, note Jérémy Robine. Ce qui fait un ghetto, c’est quand on a des espaces que l’on évite, où l’on n’a aucune raison d’aller si on n’y réside pas. Mais c’est surtout le sentiment d’être privé d’avenir. » Et de trancher de manière très militante : « Ce mot est légitime quand des gens qui y habitent l’utilisent ».


En France, ghetto or not ghetto ?

Loïc Wacquant, sociologue à Berkeley (Californie), tranchait déjà provisoirement la question dans la postface à l’édition de 2006 de son ouvrage « Parias urbains », analyse comparative de quartiers de La Courneuve et de Chicago : « Malgré un sentiment de chute collective », « les mêmes causes –déprolétarisation, relégation et stigmatisation- ont produit les mêmes effets », mais « sur une échelle géographique plus vaste et sur un rythme accéléré » aux Etats-Unis. Ainsi, pour lui, les quartiers européens « ne sont pas des incubateurs de communautés ethniques homogènes (…), les revendications de leurs habitants [ont trait] à l’égalité face à la police, l’école, le logement, la santé et surtout l’emploi. Elles relèvent de la sphère de la citoyenneté et non de celle de l’ethnicité ».


Les ghettos du gotha

On signalera, à l’instar des Inconnus et de leur « « Neuilly-Auteuil-Passy, tel est notre ghetto », que les sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot tombent d’accord : les « ghettos de riches » (« Les ghettos du gotha ») sont certainement les plus fermés, les plus impénétrables de France (Neuilly-sur-Seine, châteaux de Normandie, villa Montmorency dans le 16ème arrondissement parisien, « gated communities » de Marseille et de la Côte d’Azur…). A ce titre, les auteurs parlent clairement de « ségrégation urbaine », « d’agrégation des semblables », décrivant les processus par lesquels la grande bourgeoisie perpétue sa domination en inscrivant celle-ci dans l’espace urbain (et rural).


Les banlieues n’étaient pas le lieu du bannissement

Banlieues ? S’agit-il du lieu où l’on met certaines populations « au ban de la société », c’est-à-dire où on les exclut, les bannit ? Etymologiquement, rien n’est moins sûr. On peut même dire qu’il s’agit d’un contresens. Car la banlieue est surtout, à l’origine, le territoire qui s’étend sur une lieue (unité mesurant la distance qu’un homme peut parcourir en une heure, soit entre trois et cinq kilomètres selon les territoires, en vieux français), au-delà des murailles d’une ville. Sur ce territoire, au Moyen-âge, une ville pouvait étendre sa juridiction (et les droits qui lui avaient été accordés), « proclamer les bans » et donc réunir « le ban et l’arrière-ban » (c’est-à-dire les nobles, les notables, et plus anciennement, tous les vassaux du seigneur de la ville en question). Souvent faute d’espace dans des centres-villes trop confinés et insalubres pour réunir dans un même lieu tout ce (beau) monde… Le mot lui-même remonte au XIème siècle et ne s’est répandu avec son sens commun qu’à partir du XVIIème siècle. Ce n’est que vers la fin du XIXème siècle qu’il commence à devenir dépréciatif, au moment où y apparaissent les usines les plus polluantes et les ouvriers qui y travaillent (mais alors que s’y construisent aussi les résidences les plus spacieuses des riches bourgeois qui veulent échapper à la cohue et à la saleté des villes, ou même de toutes les populations qui souhaitent y flâner dans les prés ou dans les champs, là où les pollutions n’y sont pas encore criantes, comme les guinguettes des bords de Marne ou de Seine). Jérémy Robine insiste : « 80% des gens habitent aujourd’hui en banlieue, mais c’est une réalité culturelle ancienne. C’est un espace dynamique qui s’oppose à un centre souvent muséifié, qui a une vieille histoire. C’est aussi devenu un territoire plus pauvre que le centre, qui en dépend, et subit des inégalités. Il se distingue des centres plus bourgeois où on s’amuse, où il y a des cinémas, des théâtres, des brasseries… Mais dans les années 60, il y avait une valorisation de ces territoires, avec les banlieues rouges notamment. »


« Parler de territoire pour ne pas parler de la question raciale »

Tout change surtout dans les années 2000 : « Le sens du mot change radicalement après le 11 septembre 2001 et les émeutes de 2005, et se raccroche au « jeune de banlieue », terme qui euphémise « Noirs et Arabes ». Mais on parle de territoire, de questions spatiales pour refuser de penser la question raciale. C’est un impensé des élites blanches, une sorte de bouchon républicain qui nous empêche de réfléchir à ce que nous sommes culturellement. C’est quoi, maintenant, la nation française ? De fait la société est très métissée, il y a dix millions de gens qui portent ça, ce n’est plus anecdotique, c’est une réalité structurante. La souche est en train de changer ! La vraie question est celle du récit que l’on fait de ce que nous sommes. C’est l’enjeu principal, mais il n’y a pas de discours sur cette réalité, ou alors seulement des discours anxiogènes. Seule l’extrême-droite répond à ça, avec Sarkozy. Et quand Valls le fait, c’est pour parler de « peuplement ». C’est-à-dire placer des gens en fonction de leur « race » ! Les Hlm l’ont fait de manière systématique, jusqu’aux années 80, et SOS Racisme a obtenu des victoires sur ces questions. »


Et de conclure : « L’organisation territoriale ne créée pas le problème racial, mais le fait de ne pas avoir pensé cette question a des conséquences sur certains territoires. Toute l’histoire de la politique de la ville, c’est de parler de territoire pour ne pas parler de la question raciale. Or, le territoire, c’est identitaire, c’est à la fois là où je vis, mais ce que j’ai perdu et ce à quoi je rêve. »


 

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