Les banlieues sont-elles de droite… ou sans étiquette ?

Photo d'après France Culture
Le 17-03-2015
Par Erwan Ruty

Tourcoing, Bobigny, Saint-Ouen, le Blanc Mesnil, Villejuif… combien de villes traditionnellement de gauche sont-elles passées à droite lors des municipales de 2014 ? Un mouvement qui va s’amplifier pour les départementales : les augures prévoient le basculement à droite du 93... Antoine Jardin, chercheur en Sciences politiques, nous éclaire sur ce brouillage de frontières de plus en plus prononcé.

 

P&C : N’y a-t-il pas toujours un fort vote de droite dans els classes populaires ?
A.J. : Oui, il y a toujours eu un électorat plus ou moins religieux, conservateur, sans rapport à l’immigration, et qui n’avait pas grandi dans les banlieues rouges mais issu du milieu rural, et qui était hostile au Pcf. De même, beaucoup de migrants qui ne votaient pas et dont l’opinion n’était donc pas prise en compte, et dont le comportement électoral ressemblait à celui de « la boutique contre le gauche », selon l’expression de Nonna Mayer, c’est-à-dire, une partie des petits commerçants, ou même des employés ou des cadres qui habitaient ces quartiers, et qui pour des raisons économiques, étaient contre la gauche. Et parfois même à l’extrême-droite ; mais ils n’ont jamais été majoritaires, ils pouvaient tout de même représenter 30 ou 40% des votes… Beaucoup sont cependant partis en province, ou sont décédés. Il y a souvent un vote d’opportunité, différent selon les élections : on continue à voter à gauche pour les présidentielles, mais moins pour les municipales. Même si avec Hollande, la déception y est très forte. 80% des votes de gauche se sont évaporés dans ces quartiers, notamment à cause de la question du droit de vote des étrangers (même si cette question a un poids plus symbolique que réel)… Il y a vraiment eu le sentiment d’une différence de traitement, au profit du mariage homosexuel en particulier.



P&C : Dans ces quartiers, qui vote à droite, et pourquoi ?
A.J. : Avec le temps, la question de l’immigration est devenue plus importante. Chez les immigrés, plus de 25% ont toujours voté à droite. Ils se positionnent parfois en fonction du contexte : pour Chirac contre Le Pen en 2002, en fonction des positions de la France vis-à-vis d’Israël, ou dans la guerre en Iraq… Ces immigrés sont aussi parfois des entrepreneurs familiaux, ils défendent le modèle familial traditionnel (même si ce critère est surestimé, notamment sur la question du « mariage homosexuel »), espèrent en l’ascension sociale. Et il y a par contre une vraie demande de sécurité, ainsi que moins de confiance en la gestion municipale de la gauche : l’opportunité d’alliances avec la droite paraît dès lors possible, notamment avec la droite la plus éloignée du sarkozysme. Chez les non-immigrés qui sont restés dans ces quartiers, il y a un vote Fn important, qui a divisé cet électorat en deux : ceux qui restaient en étant moins hostiles à l’immigration, et les autres. Il y a aussi chez les électeurs de droite de ces quartiers, des déçus du parcours scolaire qui n’aurait pas porté ses fruits ; des gens qui se lancent dans l’entreprenariat, avec une sorte de refus de la solidarité, de l’impôt, de l’aide sociale…



P&C : La Seine-Saint-Denis, qui risque de basculer à droite aux départementales, est-elle un département à part ?
A.J. : Ce département a plus de ressources pour se développer que d’autres comme à Marseille et dans cette région, où le vote Fn est ancien, parfois à 30%, en raison de l’histoire coloniale et du poids des pieds-noirs. Il y a plus de perspectives en Seine-Saint-Denis, le vote Fn y sera sans doute moins fort que dans le Val-de-Marne par exemple, où il y a beaucoup d’ouvriers et d’employés, et moins d’immigrés.



P&C : Il n’y a plus de « vote de classe » ?
A.J. : Non, pas de vote organisé autour d’une conscience réelle. Même si la question du logement reste déterminante par exemple ; cependant, cette question est moins polarisante, politiquement. Pourtant, l’expérience du monde de l’entreprise reste forte dans le vote, notamment chez les intérimaires.



P&C : Quelles sont les valeurs qui sous-tendent ce vote ?
A.J. : Les musulmans des classes supérieures ont bien un agenda lié aux valeurs, à la dignité, à la religion ; alors que ceux des classes populaires se positionnent plus souvent sur les questions sociales. Il n’y a donc pas de « vote musulman », ni de « vote communautaire ». Et beaucoup de clivages ne fonction des pays d’origine. Mais il y a une dispersion de l’électorat populaire sur la question des valeurs : avant, avorter dans une famille conservatrice était vraiment difficile ; et maintenant, il y a moins d’hostilité à l’ouverture sexuelle.    



P&C : Les quartiers sont-ils plus à droite, ou seulement plus « brouillés » politiquement ?
A.J. : La hausse du niveau social des élus explique un certain brouillage ; même les élus communistes ne sont plus ouvriers : les petits candidats qui montent leur propre liste témoignent que rentrer dans la politique de l’extérieur peut passer par la droite (lorsque ces listes s’allient avec la droite au second tour, par exemple, Ndlr). Rentrer dans un parti et y monter demande du temps, de l’expérience, et provoque souvent des déceptions. La droite fait la promotion de ces listes et populations pour les élections les moins gagnables pour elle, mais sur une base sociale plus qu’ethnique. Le brouillage serait cependant étonnant dans les territoires qui votent à 70% à gauche... Les frontières s’édulcorent seulement quand il y a une forte abstention. Or, l’abstention est intermittente en Seine-Saint-Denis par exemple ; même si 40% de la population n’y est pas inscrite sur les listes électorales, et qu’on peut donc faire de gros scores avec 300 voix ! Cela a donc quand même des conséquences sur les stratégies des partis politiques : une partie de la droite considère maintenant qu’un certain électorat est « gagnable » sur des valeurs conservatrices, les « islamistes » en particulier. Mais les attentes envers la gauche restent fortes : une remobilisation est encore possible…

 


 

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