
Femmes au bord de la démocratie en Algérie

Un an s’est écoulé depuis les élections municipales en Algérie. Sur les murs de M’chedallah, survivent encore quelques affiches électorales. Seul le FLN aura joué la carte de la représentation féminine en mettant en évidence parmi les visages de l’équipe candidate, ceux des militantes. Ailleurs, certains partis avaient même innové en remplaçant le visage des colistières par… des pots de fleurs.
Potiche la citoyenne algérienne ? Ni le FFS [Front des forces socialistes – gauche radicale], ni le RCD [Rassemblement pour la culture et la démocratie – gauche laïque plutôt kabyle, ndlr] n’ont eux-mêmes eu cette attention de mettre en avant les femmes. Depuis Alger, il est difficile de se faire une idée de la condition de la femme en Algérie. Avec ses associations, ses intellectuelles, ses plages, ses prises de parole modernistes, conservatrices ou alarmistes, la capitale ne saurait seule refléter l’Algérie au féminin. Dans les campagnes, après 10 ans de guerre civile et 10 ans de démocratisation contrariée, le statut de la femme semble pleinement épouser cette religiosité conquérante qui cahin-caha évite au pays de sombrer à nouveau dans la fureur du terrorisme. En région kabyle, malgré quelques clichés répandus sur « l’exception », les lecteurs de Pierre Bourdieu ne s’étonneront pas que sur les flancs du Djurdjura, les femmes aient en apparence capitulé devant cette concorde civile qui semble se faire sur leur dos.
Hommes au café, femmes dans les ruelles
En apparence seulement. Dans les villages, l’espace public semble avoir figé le passé ; les hommes au café et sur les artères principales, et les femmes fidèles aux ruelles et aux chemins secondaires, restent soustraites à tous les regards. Un plan d’occupation des sols immuable qui accuse aujourd’hui des fissures. C’est à l’aurore, en petits groupes, qu’elles convergent vers la gare routière. Dans les taxis collectifs ou les bus bondés, côtoyant ces messieurs, elles s’installent, créant néanmoins la distance en se regroupant ou en arborant d’ostensibles lunettes de soleil, des écouteurs et, encore et toujours, leur voile. Contrairement aux grandes villes où la mixité dans les transports est parfois l’objet d’immondes faits divers, la promiscuité reste ici contenue tellement tous arrivent plus ou moins à se situer dans le vaste réseau des familles. « Qui n’a pas aujourd’hui une sœur ou une cousine qui travaillent et qui doit se déplacer ? » analyse Smaïl, usager matinal des transports. La scolarisation massive des femmes et l’effondrement du pouvoir d’achat après la vague de libéralisation anarchique des années 90, ont obligé les familles à rechercher de nouveaux revenus à travers l’activité des sœurs et des épouses. Selon le PNUD, en 2008 les femmes algériennes représentaient 30% de la fonction publique, 60% du corps enseignant, 60% des professions médicales… Dans le bus qui emmène les travailleurs de M’chedallah vers Bouira, chef lieu de la wilaya, Smail confie que « les plus diplômées vont dans les administrations ou les cabinets médicaux, pour les autres ce sera les commerces de prêt-à-porter ou la grande surface Cévital qui a ouvert ses portes il y a près d’un an ».
Résistance féminine groupée
Longtemps endormie et en retrait de tout développement économique, Bouira est devenue un chantier à ciel ouvert où la construction de routes, de logements, la rénovation du centre et l’activité des cimenteries au cœur de la ville, ne semblent guère perturber cette marrée humaine qui chaque jour arpente les trottoirs neufs à l’assaut du pain quotidien. Quelques chèvres s’acharnent sur les rares mottes d’herbe que le ciment n’a pas encore recouvertes et rappellent l’identité profondément rurale de cette ville approximative et des badauds qui la foulent. A l’heure du déjeuner, les terrasses sont bondées ; café et casse-croûte « grantéta » [sorte de flan à la farine de pois chiche, ndlr] pour tenir jusqu’au soir. Pour les femmes et les jeunes filles, pas de lieux attitrés, bras dessus bras dessous, hidjabs au front, elles déambulent par grappes en déjeunant, riant et ignorant le monde qui les entoure. A leur passage les hommes hésitent et finalement se poussent devant ces formations insolites avançant comme des bulldozers et qui le temps d’un déjeuner, imposent leur présence à ces rues et ces boulevards naguère attributs exclusifs de la virilité algérienne.
Le hijab, signe d’allégeance et… arme de libération ?
Dans un café à l’entrée de la ville, Ahcène le teinturier ironise, « dans un ou deux ans, elles viendront s’installer directement aux terrasses des cafés, c’est inéluctable ! ». Moqueur, il évoque ce temps si proche où « les seules femmes qui s’aventuraient sur ces artères étaient farouchement conduites par leur père ou leur frère pour une destination unique : une consultation chez le médecin ou une vérification de leur existence par les administrations » ; administrations parfois sceptiques devant le recours abusif aux procurations pour délivrer papiers et aides. Paradoxe qu’une Femen serait incapable de comprendre : c’est par ce hidjab vissé sur la tête à la fois marque d’allégeance, garant de bonnes mœurs et sauf-conduit, que des luttes silencieuses et quotidiennes pour l’espace public sont possibles. Cheveux au vent, une jeune femme marche seule sur le boulevard principal. Les regards qui ici et là semblent s’arroger un droit de cuissage, viennent rappeler les combats encore à venir pour la dignité et l’égalité des femmes en Algérie.
« Je ne veux rien, sauf le droit d’aller travailler »
Le soir alors que la nuit d’hiver s’installe, les bus qui retournent vers M’chedallah improvisent des haltes pour arranger les voyageurs ; certains et certaines devront encore voyager une heure pour regagner leur foyer. Avec d’autres jeunes filles, Ghania, formatrice pour l’éducation nationale, attend à un carrefour encore bondé le retour de son frère pour profiter de la voiture familiale et regagner les hauteurs. Depuis 10 ans elle vit à ce rythme et à bientôt 40 ans, ne regrette rien : « Sans ce boulot, je serais comme beaucoup ici : mariée, dépendante d’un mari, ou célibataire et dépendante des épouses de mes frères ! ». Il aura fallu convaincre pour faire des études loin du foyer, amadouer son frère cadet qui reste aux aguets de tout faux pas, de toute rumeur que pourraient un jour colporter ces transports en commun que l’humour local compare à des agences matrimoniales. Le patriarcat est loin d’avoir abdiqué, il a même la peau dure dans cette partie de l’Algérie où il a profondément imprégné les mœurs. Et Ghania de rappeler ces chansons kabyles qui vantent la vie simple dans les montagnes et la beauté des paysages en faisant l’impasse sur la condition des femmes. « Les chanteurs, pour la plupart des hommes soumis aux tourments de l’exil en France, nous ont roulées. Ayant fui la misère très jeunes, diminués dans leur ego, ils ont contribué à figer une ruralité heureuse qui magnifie le nif (l’honneur sldr) mais tient en grande partie sur le labeur des femmes et sur leur capacité à s’interdire de vivre. Leurs paysages, leurs figues, leurs olives et cette vie montagnarde ; je leur laisse tout ! Je ne veux rien, sauf le droit d’aller travailler ».
Le week-end proche plane comme un mauvais présage sur Ghania. C’est le moment des corvées et, en hiver, de la cueillette des olives, qui mobilise toutes les énergies du foyer et particulièrement les femmes. « Chaque hiver je régresse, je deviens un singe m’agrippant aux oliviers pour en faire tomber les précieux fruits ». Demain, elle a décidé de s’exonérer de ce dur labeur : devenue soutien de famille on lui reconnaît le droit de se reposer. « Le problème c’est que ma jeune sœur qui n’a ni emploi ni diplôme, en fera deux fois plus ». Les mains de Ghania n’ont pas fini de s’abîmer sur les rameaux d’oliviers.