Il y a du Gandhi dans ce Toumi

Toumi Djaïdja - crédit photo DR
Le 03-02-2014
Par Erwan Ruty

Toumi Djaïdja est l'initiateur de la Marche pour l'Egalité et contre le racisme. Du 15 octobre au 03 décembre 1983, il en a été le messager. Il en est devenu l'icône. Comment devient-on une icône, surtout quand on ne souhaite pas le devenir ? C'est ce mystère qui fait sa force irrépressible. Celle d'une énergie, d'une conviction, d'un foi et, le concernant, d'un amour, au sens presque chrétien du terme.  

 
Bien entendu, il ne s'agit pas de jeter une OPA néo-colonialiste, de christianiser de force un fils de d'immigrés harkis installés en France depuis 1967. Cela relèverait du scandale. Mais il y a quelque chose de la figure christique, à la fois dans le parcours semé d'embûches de cet enfant de la balle, et dans sa manière d'être. D'autres, plus prosaïques, diraient qu'il a une âme de maître Yoda, ce petit être vert, de la Guerre des Etoiles (feuilleton qui n'est du reste pas avare de symboles eschatologiques, si ce n'est bibliques) qui, aux Padawan et futurs chevaliers Jedi commandait, et la sagesse leur enseignait. Un maître Yoda dont l'humilité n'a d'égale que la Force intérieure. Si l'on songe que le maître à penser de Toumi est Gandhi, on se rappellera de l'humour avec lequel Martin Luther King qualifiait ce dernier, tout hindou qu'il fût : « le plus grand Chrétien du monde moderne ». Et l'on se souviendra aussi à quel point le père Christian Delorme, notamment (mais aussi Jean Costil, pasteur et membre actif de la Cimade Lyon, organisation protestante d'aide aux immigrés et étrangers née de l'après-guerre), a compté dans la « deuxième vie » de Toumi Djaïdja. Un véritable compagnonage spirituel, qui n'a pas peu contribué à remettre sur pieds un jeune homme de 21 ans qui venait de se faire tirer dessus par un vigile, le 20 juin 1983. 
 
Et de la force de caractère, autant qu'une foi inébranlable en l'humanité, il a dû en falloir à Toumi, qui a survécu à ses blessures, et a trouvé la force de marcher plus de 1000 kilomètres quelques mois plus tard pour porter un message de paix à un pays qu'il ne connaissait pas et dont il devait logiquement penser jusqu'alors qu'il le haïssait, lui et les siens venus d'au-delà la Méditerranée quelques années après la guerre d'Algérie, une guerre civile et une guerre entre deux peuples qui avaient failli faire basculer la France dans une autre guerre civile, en métropole même. De la force d'âme, car à cette date, là où le crime qui a conduit Toumi à l'hôpital, une balle dans le ventre, a eu lieu, c'est-à-dire aux Minguettes (cité Monmousseau, pour être précis, à Vénissieux, banlieue de Lyon, Primat des Gaules, c'est-à-dire siège historique de l'Eglise de France), la violence régnait. Bien des jeunes y avaient cédé, pour répondre à l'injustice, au racisme, à la pauvreté, au désoeuvrement, aux exactions policières... les raisons ne manquaient pas, et, par-delà les frontières, aux Etats-Unis en particulier, certains dans des situations comparables l'avaient justifié depuis longtemps, comme Malcolm X, pour répondre « by any means necessary », à la violence policière. 
 
Mais il faut croire qu'un certain nombre de jeunes (Toumi n'était pas seul, il était président d'une association, SOS Avenir Minguettes, qui luttait pour l'amélioration de la vie quotidienne dans son quartier) avaient décidé de ne pas tomber « du côté obscur de la Force » : là où certains de leurs grands frères (au sens propre du terme concernant Toumi : Amar Djaïdja) étaient plongés dans une spirale de la petite délinquance, d'autres tentaient d'y résister. Ainsi, ils menaient sit-in et grèves de la faim (comme celle de juin 1983) pour répondre aux violences et injustices. Et ainsi, relevaient le défi non-violent qu'avait si bien décrit Gandhi. Gandhi, dont Toumi aurait vu la vie cinématographiée par Richard Attenborough, Oscar 1983 du meilleur film et du meilleur réalisateur, sur son lit d'hôpital. Il y a donc alors comme un contexte qui permettait le choix : oeil pour oeil, dent pour dent était alors un choix ; la main tendue à ceux qui vous oppriment un autre choix. Qui saura  jamais suffisamment sonder les coeurs et les âmes pour discerner pourquoi untel prend tel chemin, et tel autre le chemin inverse ? 
 
Cet été 2013, à Vénissieux, Toumi nous accueille chaleureusement chez lui. Il fait très chaud. On sort les chaises à l'extérieur de son petit pavillon en crépi terre de sienne, pour prendre l'air sur le trottoir, avant que sa mère nous offre des bricks, puis le couscous. Des amis de Toumi qui habitent le coin passent, Pascal Demaria, Pierre Bafounta. La famille aussi. Toumi a maintenant quatre enfants, et même un petit-fils de 18 ans. Miracle d'on ne sait quelle foi, le regard doux et pétillant du père, son sourire angélique, semblent lui donner quasi le même âge que certains de ses enfants. A vingt ans, à l'époque de la Marche, on reconnaissait le leader des marcheurs à sa tignasse foisonnante. Maintenant, elle a fait place à un crâne glabre. Mais l'énergie, la jeunesse, la vie et la voix, sont restées les mêmes. Cette voix mezzo voce, parfois à peine audible, mais d'un charisme inouï qui, lorsqu'elle se fait entendre en public dans les salles les plus impressionnantes et devant les publics les plus considérables, finit par éteindre tous les brouhahas, jusqu'à ce qu'un ange semble passer pour susciter l'écoute la plus attentive et captiver l'auditoire le plus distrait.
 
Pourtant Toumi a toujours refusé les rôles de hérault, voire celui de prophète des nouveaux français enfants d'immigrés que d'aucuns, après le défilé parisien de 100 000 personnes du 03 décembre 1983, auraient voulu lui faire endosser. Un costume sans doute trop large pour ses frêles épaules. La parole de Toumi a sans doute aujourd'hui la force de ceux qui économisent justement leur voix. Car il n'a pas souhaité devenir l'idole de la « génération beur » que les médias, bien des associations, des partis et des citoyens ordinaires voulaient faire de lui. Affaibli par cette irrévocable blessure par balle qui, encore trente ans plus tard, le laisse d'une santé fragile ? Economie de moyens de celui qui fait vivre sa petite entreprise d'aide à la personne ? Humilité de celui qui, après un long voyage, ne rêve que de revenir cultiver son jardin (secret) et, comme Ulysse, revoir de son « petit village fumer la cheminée », retrouver son « petit Liré » , son « Loire gaulois » et sa « douceur angevine », pour paraphraser Du Bellay ?
 
Une parole qui porte d'autant plus qu'après un long silence de près de trente ans (quoi qu'il se soit déjà exprimé en 2008 pour les 25 ans de la Marche), il décide de refuser l'invitation du ministre de la Ville actuel de commémorer la Marche et l'installation d'une stèle à Venissieux, et se fend même d'un communiqué, suprême affront ! pour s'en expliquer : « Je me vois dans l’obligation de sortir de ma réserve. Pendant 30 ans j'ai nourri l'espoir que l'égalité soit le chantier permanent de la République celle à laquelle nous aspirons tous. Mais aujourd’hui force est de constater, malgré des avancées certaines, l'inégalité frappe toujours voire plus encore (…) Je ne peux cautionner l'inaction politique en signant un chèque en blanc au gouvernement ».
 
Alors, il fait la tournée de bien des invitations de France et de Navare, avec une certaine parcimonie dans ses choix d'intervention. A peine un rôle de figurant (ironie !) dans le film de Nabil Ben Yadir, pas ou prou d'interviews accordée, préférant garder ses mots pour ses proches de Vénissieux qui réalisent un documentaire, un livre, une pièce chorégraphiée, un site, autour de lui. De quoi faire enrager les rageux de toujours, et laisser sur leur faim les prolixes d'un monde de communication permanente et intensive : « ma parole ne se diluerait-elle pas dans un fatras de commentaires », s'interroge-t-il légitimement ? 
 
De toutes manières, il le clame sagement, avec réalisme : déjà, à l'époque « nous n'avions aucune revendication, à part la Justice ou l'Egalité. Ce ne sont pas des revendications ». Mais un état d'esprit. Depuis le début des années 2000, la France a pour ministres de la Justice Rachida Dati, puis Christiane Taubira. Ce ne sont pas que des symboles. Certains de ceux qui hier étaient toujours devant les tribunaux, siègent parfois aujourd'hui place Vendôme. Il est des combats qui dépassent ceux qui en ont été les porteurs, et refusent de devenir des prêcheurs guidant leur peuple hors d'on ne sait quelle Egypte, ouvrant les eaux de telle ou telle Mer Rouge. C'est parfois sagesse que de le savoir le reconnaître, de ne pas s'acharner, et de laisser ces luttes suivre leur propre chemin dans l'Histoire. 
 
 

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