Le langage des cités ou la construction d'une contre-culture

Ivry 2005 - crédit photo Katre - 6Pack - Simone
Le 21-01-2014
Par Claire Tomasella

"Meuf", "Krevard", "Avoir la dalle", "Chanmé"... Des mots issus de l'argot contemporain et qui font désormais partie du langage familier. Depuis plusieurs décennies, le langage né dans les cités s'est peu à peu introduit dans la société : de plus en plus de mots en verlan sont utilisés par les jeunes, de quelque milieu social qu’ils soient, et des « dictionnaires du verlan » ou de l'argot sont désormais publiés. 

 
 
Le dernier en date, paru chez les éditions de l’Opportun sous le titre Tout l’argot des banlieues. Le Dictionnaire de la Zone en 2600 définitions, est l'oeuvre d'Abdelkarim Tengour, un ingénieur informaticien de 45 ans qui se définit lui-même comme un « lexicographe autodidacte ». Né dans le 14ème arrondissement de Paris, Abdelkarim Tengour a passé son enfance dans le grand ensemble de Massy (Essonne). C'est là, au milieu des années 1990, qu'il a puisé la matière pour les textes qu'il écrit et qui ont pour univers la banlieue, celui qu'il connaît le mieux. « En écrivant mes histoires, j’ai découvert de quelle façon avait évolué l’argot », se souvient Abdelkarim Tengour. Dans les années 2000, il crée le site Internet dictionnairedelazone.fr afin de publier ses créations littéraires. « Ce site n'était au début qu’une simple page perso. Pour accompagner mes textes, j'ai décidé de faire un lexique. Mais c'est cette annexe qui a attiré le plus de visiteurs », raconte l'ingénieur informaticien. Le site, consulté principalement par des linguistes, des étudiants et des journalistes, compte aujourd'hui plus de 2000 mots quand le livre, en avance sur le site et réalisé en un an et demi, propose 2600 entrées.
 

De l’argot au langage des cités

« L'argot des cités a émergé au début des années 1980, pendant les années Mitterrand, au moment de la Marche pour l'égalité et contre le racisme. Cela coïncide avec l’émergence de toute une culture de gauche », explique Abdelkarim Tengour. Mais ce langage trouve sa base dans l’argot classique qui date du Moyen-Age et a été inventé dans une volonté de cryptage du message, cela afin de permettre à un groupe de ne pas être compris des autres. Il n'a cessé d'évoluer depuis cette époque à travers des processus de création nombreux : il peut s'agir par exemple de supprimer une syllabe en fin de mot (« clandé » pour clandestin), d'ajouter un suffixe comme dans « beurette », ou d'utiliser une métaphore. Ainsi un « bounty » désigne un Noir qui adopte la pensée d’un Blanc (à l'instar de la barre à la noix de coco -blanche- couverte d'un napage de chocolat -noir-). En outre, ce langage diffère d'une cité à une autre (par exemple, le terme « beur » est de l'argot parisien que les provinciaux ne connaissaient pas en 1983) ; avec notamment des différences de prononciation. Ces différenciations géographiques permettent aux jeunes de se reconnaître et traduisent le caractère identitaire de l'argot. Cependant, bien que les jeunes de chaque cité communiquent avec des termes et expressions spécifiques, il y a tout de même un socle commun et l'emploi du mécanisme ancien que constitue le verlan peut être considéré comme une règle générale. Son usage s'est répandu à partir des années 1970 avec, par exemple, la chanson de Renaud Laisse béton (1978). Cet emploi massif du verlan peut être analysé comme une volonté d’inverser les normes culturelles, tout comme le fait de porter sa casquette ou son pantalon de survêtement à l’envers. 
 

L’apport de l’immigration 

Beaucoup de termes du langage des cités sont  aussi empruntés aux langues des immigrés. « Il y a une corrélation avec les différentes vagues de migrations. On observe des évolutions du langage au moment de la colonisation, de la guerre d’Algérie, du rapatriement des Pieds noirs et des Harkis ou encore une vingtaine d’années après la construction des grands ensembles », avance Abdelkarim Tengour. Ainsi, ces 20 dernières années ont vu l'emploi massif de mots d'origine arabe. « C’est le dawa » (le bazar) vient de l’arabe comme « choufer » (surveiller). « Narvalo » (fou) vient quant à lui du romani qui fournit une quantité énorme de mots à l'argot français. « L’argot ivoirien, le nushi, est rentré en force ces dernières années », ajoute Abdelkarim Tengour. On a vu par exemple apparaître le terme « enjailler » composé à partir du mot anglais « enjoy » qui signifie « se faire plaisir » et figure dans des paroles du rappeur La Fouine en 2011. « Un autre phénomène apparaît aussi : les gens ont plus de facilité à voyager et importe désormais des mots avec eux », ajoute le lexicographe.
 

Langage djeunz versus langage des cités ?!

« On confond souvent le langage djeunz et le langage des cités, estime Abdelkarim Tengour. Le langage djeunz puise dans le langage des cités, mais il est plus ludique. Il est créé pour ne pas se faire comprendre des adultes alors que le langage des cités est plus glauque, il touche à certaines réalités. L’argot des cités vient de l’argot des voleurs. Il a un aspect délinquant », explique péremptoirement Abdelkarim Tengour. Le langage des cités a souvent trait au sexe, à la violence, à la drogue ou encore à la police. « On peut prendre pour exemple le terme de « boloss » apparu dans les années 1980. Il s’agissait au départ du client du dealer. Par la suite, il a signifié la victime, la personne que l’on peut racketter. Dans le langage djeunz, il est devenu le bouffon et a vu sa signification édulcorée ». C'est ainsi que les banlieues populaires des grandes villes sont souvent le théâtre d'un langage en constante évolution. Lorsque les jeunes des cités constatent que « leur » langage est parlé par d’autres, ils inventent de nouvelles normes langagières et c'est ainsi que le langage se développe. Le phénomène de verlanisation du verlan s'inscrit dans cette démarche. « "Beur" signifie "Arabe" en verlan. Mais quand les médias s’en sont emparés, c’est devenu "Rebeu", qui est le verlan de "Beur" », ajoute Abdelkarim Tengour. La preuve que la source inépuisable que constitue le langage des cités, qui peut-être considéré comme une contre-culture, risque d'échapper encore longtemps à la volonté d'appropriation par la culture dominante. 
 
 

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