Dieudonné : sans contre-feux, une victoire à la Pyrrhus de Manuel Valls ?

Un début 2014 très indigeste
Le 17-01-2014
Par Erwan Ruty
La rentrée 2014 se fait sous les pires auspices : ceux d’un nouveau signe de délitement de la société française dont Dieudonné et ses fans, antisémites convaincus ou faux ingénus sont l’un des traits pathétiques. Mais le rôle des médias et des élites (notamment des quartiers) et de tous ceux qui devraient faire œuvre de pédagogie sur ces questions doit lui aussi être mis en lumière.
 
 
D’abord, on ose ici, une fois n’est pas coutume, affirmer que Manuel Valls, au-delà de ses précédents dérapages (sur les Roms) ou renoncements (sur le récépissé contre les contrôles au faciès), a eu raison d’intervenir contre Dieudonné. La société civile n’a pas été capable elle-même, ni par les mots, ni par les actes, d’enrayer la montée en puissance de l’ancien humoriste ; le pouvoir l’a (provisoirement ?) fait. Au prix, certes, d’un biais juridique assez flou qui ouvre la voie à une dangereuse judiciarisation de la liberté d’expression, à la mode anglo-saxonne. 
 

Rappel à la loi… et à la morale minimum

On attend cependant encore les propositions concrètes de ceux qui critiquent cette action musclée du ministre de l’Intérieur, au moment où Dieudonné allait se pavaner dans toute la France avec son spectacle le plus virulemment antisémite. Les institutions ne doivent-elles pas en effet parfois rappeler quelles sont les lignes rouges qu’une société ne peut tolérer que l’on dépasse, quel que soit le prix de ce rappel en terme de contrecoup. Et si certains assurent que le remède serait pire que le mal… on reste sans voix que le ministre de l’Intérieur et le polémiste fielleux puissent être mises sur le même plan (de même qu’on peut s’étonner des discours mettant sur le même plan Dieudonné et Charlie Hebdo) : Valls n’a pas regretté que les Roms n’aient pas été exterminés (et Charlie n’a jamais suggéré que les islamistes soient transformés en savonnette). Au-delà de ces faits, on a quand même froid dans le dos en pensant à toute cette haine raciste accueillie avec tant de complicité (ou de sympathie) par un public si large : que se passe-t-il donc dans la tête de tant de jeunes français pour vibrer à ces appels à la haine ? On ne voit guère d’autre comparaison possible que cette vague de folie collective qui séduit bien des allemands dans les années 30 : un tribun délirant et des foules subjuguées… qui pourtant n’étaient pas unanimement antisémites.
 

Pas de « belle et haute voix » contre Dieudonné ?

Il reste cependant regrettable que ce soit un Ministre de l’Intérieur qui soit amené à faire barrage à de telles dérives. Regrettable d’abord parce que l’utilisation de la justice administrative par le « Premier flic de France » pour mettre fin à des meetings racistes n’est pas un très bon signe en matière de séparation des pouvoirs. Regrettable politiquement ensuite parce qu’on aurait aimé que la ministre de la Justice, Christiane Taubira, s’en charge avec des principes clairs. A ce titre son silence quasi complet est frappant ; il est même encore plus assourdissant que son absence de volonté apparente de prendre cet épineux problème juridique posé par Valls à bras le corps. L’aura de la ministre de la Justice auprès d’une partie du public issu des couches populaires que ne touche plus la gauche au pouvoir, aurait politiquement changé la nature de l’attaque frontale contre Dieudonné (tant Valls est vu comme un parfait « agent au service du système » par ce public entre deux eaux qui n’est « ni pour ni contre Dieudonné »). Nous étions les premiers à regretter avec Christiane Taubira qu’aucune « belle et haute voix » ne s’élève au moment où des insultes insupportables étaient proférées à son encontre ; on regrettera amèrement que sa haute et belle voix à elle, ne se soit pas faite entendre au sujet de Dieudonné. 
 

Silence assourdissant des élites issues des quartiers

Mais cette mesure expéditive orchestrée par Valls révèle aussi une autre triste réalité : personne, dans la société civile, n’a non plus été capable de donner de la voix pour lancer des contre-feux « culturels » ou « idéologiques » à l’encontre de Dieudonné, au moment où l’audience de celui-ci croît de manière dangereuse, notamment sur Internet. Ni intellectuel (autre que les habituels germano-pratins, qui ne sont plus guère entendus au-delà de leur arrondissement), ni artiste, ni personnalité publique du monde de la culture, ni même, encore mieux, issu des cultures urbaines… C’est d’ailleurs vers ces dernières que se porte tout particulièrement notre regard. Car pour sortir de son ghetto, et se faire reconnaître par la société, comme les intellectuels le furent en France depuis la fin du XIXème siècle en particulier, il faut savoir prendre parti, parfois. S’élever au-delà de son milieu, de son microcosme, pour se faire entendre sur des sujets sur lesquels on ne nous attend pas forcément. C’est même une des manières de sortir de son ghetto ; avec l’importance que pourrait revêtir une telle prise de parole : celle de toucher un public qui n’écoute plus ou n’entend plus les petites voix des élites traditionnelles si éloignées de la vie des banlieues et des couches populaires…
 
Comment se fait-il donc qu’aucun humoriste émérite, aucun acteur starifié, aucun rappeur indigné, aucun sportif fort en gueule, aucun responsable associatif issu des quartiers, aucun leader spirituel reconnu n’ait encore fait entendre sa voix dans cette douloureuse question de société, ces derniers temps ? Paraître aux côtés de Valls serait-il désormais moins glorieux que de sortir de l’équivoque ? Probablement, en un temps où, pour garder sa « street credibility », il faut absolument rester du bon côté de la barricade : contre les pouvoirs, qu’ils aient tort ou raison. 
 

Lutter contre le poujadisme numérique

Il va bien falloir que nos élites à nous, qui travaillent dans les quartiers, prennent position. Il va surtout bien falloir qu’on s’interroge dorénavant sur le poujadisme numérique qui est le véritable fléau du siècle à venir. On peut certes penser qu’Internet est au XXIème siècle ce que les « libelles » furent à la France pré-révolutionnaire : l’outil d’une insurrection des conscience avant que ne naisse la véritable et nécessaire insurrection. Le problème est qu’on peine aujourd’hui à distinguer où se trouverait l’équivalent des Lumières, des Encyclopédistes d’alors, même en mode Wiki…
 
Or donc, si Valls a remporté une victoire juridique, celle-ci pourrait se transformer en défaite politique : les sketches de Dieudonné continueront sur Internet (jusqu’à leur interdiction ?), et le fan-club virtuel de celui-ci continuera à prospérer. Si l’audience de son site a explosée depuis la mi-2013, elle ne fléchira pas dorénavant. Et Internet prospérera encore plus comme défouloir à fantasmes complotistes et racistes. Les enseignants savent pertinemment à quel point Soral, Dieudonné et les Illuminati sont des sujets de prédilection dans les cours de récré, et à quel point cette vulgate est en train de devenir un « contre-discours » reconnu par une substantielle partie de la jeunesse, avide de « transgression » tous azimuts (à ce titre, que l’Education nationale puisse renvoyer des élèves ayant fait des « quenelles » est proprement sidérant : ne lui revient-elle pas justement d’éduquer ces élèves ?).
 

Le rôle des médias de proximité dans la lutte contre le poujadisme numérique

En ce triste début 2014, il semble donc revenir aux médias le rôle, si péniblement tenu par eux, de participer à l’éducation des citoyens. A l’édification de contre-feux, d’un contre-discours. Le complotisme sous toutes ses formes prospère grâce à la confusion des esprits, confusion liée à la fois à la volonté très libérale d’abolition de toutes les institutions et pouvoirs officiels, à la volonté systématique et permanente de transgression de tous les tabous, mais aussi à l’overdose d’information qui brouille le sens commun, et à la mise sur le même plan de toutes ces informations, sans hiérarchie de valeur. Cette confusion des esprits provoque un sentiment de défiance généralisé, y compris chez des gens qui n’adhèrent pas aux thèses complotistes ou racistes. Ces sentiments peuvent être combattus notamment par la proximité : proximité du public avec les journalistes, et proximité du public avec la production de l’information. 
 
Tous les médias ne peuvent pas mener ce combat et élaborer ces contre-feux : la plupart ne sont plus crédibles aux yeux d’une large partie de la société française, qui voit en eux des agents du « système » honni. D’autres médias pourraient prendre le relais, des médias qui ne sont pas identifiés comme des serviteurs de la pensée dominante. Ceux qui ont travaillé dans les quartiers depuis des années ont un rôle à jouer, puisque justement ils sont vus comme culturellement « proches », par une partie de ceux qui ne croient plus en ce « système »... et ne sont pas pour autant encore tombés dans la paranoïa.
Mais, trop faibles et à l’audience limitée, l’action de ces nouveaux médias est de portée trop restreinte. Il convient donc enfin que les médias grand public ouvrent largement leurs portes à ces nouveaux médias de quartier et de proximité : non pas à quelques uns de leurs journalistes, mais à leur pensée, leur action, leur complexité, et leur diversité. 
 
 

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