
Pendant les travaux, l’éviction continue

En mars 1983, plusieurs revendications de SOS Avenir Minguettes, à l’origine de la Marche, portent sur les problèmes de logement dans les quartiers populaires. Ville ouvrière francilienne type, Saint-Denis s’est lancé dans une profonde rénovation urbaine. Au risque de perdre son identité, 30 ans plus tard.
« Depuis 177 jours dans la rue. » La grande banderole jaune tendue sur un pilier de la place du Caquet à Saint-Denis a été prévue pour égrener les jours. Autour d’un brasero, une quinzaine de personnes se réchauffent et commentent avec ferveur les élections législatives maliennes du 24 novembre. Une partie des habitants du 50 rue Gabriel Péri dorment là, sur cette place piétonne et marchande, depuis l’expulsion de leur immeuble en juin.
« On l’appelait Guantanamo, explique Sékou Traoré, délégué des habitants. Il n’y avait ni eau, ni toilette. On n’y était pas par plaisir. » 30 personnes y vivaient, dont trois familles avec enfant(s), certains sans papiers : des Maliens, des Pakistanais, des Algériens, un Sénégalais, un Ivoirien… Un marchand de sommeil exigeait illégalement un loyer à certains d’entre eux. Un arrêté de péril a mis fin à ce squat ouvert depuis près de dix ans.
Insalubrité et expulsion
Rue Gabriel Péri, les immeubles délabrés se succèdent. Une porte anti-squat, très difficile à forcer de l’extérieur, bloque l’accès de plusieurs d’entre eux. Des parpaings murent les fenêtres des premiers étages des façades sales et branlantes. De grandes pancartes bleues vantent les efforts de la mairie pour lutter contre les marchands de sommeil et l’insalubrité. Le programme de réhabilitation des habitats dégradés (PNRQAD) mis en place par la mairie depuis 2010 prévoit la destruction de 130 logements insalubres (sur les 2 500 que compterait le centre-ville). Des bâtiments souvent habités, parfois squattés.
Le relogement des expulsés est prévu par les différents plans de réhabilitation et de rénovation. Mais pour Lina Raad, doctorante en urbanisme dont la thèse porte sur l’implantation des classes moyennes en banlieue rouge, « la restructuration du centre ancien va aboutir à disperser les populations immigrées. Même si la collectivité a la volonté d’accompagner cette population et de lui trouver des solutions de relogement, celles-ci se concrétiseront probablement dans le parc social périphérique pour une partie des ménages. »
En face du 50, on trouve le 39, un autre bâtiment délabré, muré. Une barrière bloque entièrement l’entrée. Les deux derniers étages ont brûlé et le toit s’est effondré. En septembre 2012, trois personnes y trouvèrent la mort dans un incendie. Plus d’un an plus tard, onze des anciens habitants sont toujours logés à l’hôtel.
Les sans-papiers ne peuvent prétendre à un logement social. En cas d’expulsion, ils ne peuvent pas profiter d’un relogement, juste d’un hébergement. Parfois loin de Saint-Denis. Souvent précaire. « Aujourd’hui plusieurs milliers de sans-papiers font partie de la ville, rappelle Jean-Marc Bourquin, conseiller municipal d’opposition LCR de 2001 à 2008. Depuis dix ans, des grands squats accueillent des populations en attente de papiers. La pérennité de ces immeubles est remise en cause par la rénovation. Du coup, on observe un changement du caractère populaire de Saint-Denis. »
Moins de logements sociaux
Jean-Marc Bourquin fait partie des rares soutiens des habitants du 50. Membre de la LCR et du Mrap en 1983, il a participé au collectif parisien de soutien à la Marche pour l’égalité. « A l’époque, on ne parlait pas trop du mal-logement à Saint-Denis. Le vieux centre, très insalubre, venait d’être détruit. »
Lors de cette première rénovation urbaine, la municipalité fixe à 80 % la part de logements sociaux dans les nouvelles constructions. Mais les temps ont changé : le schéma de cohérence territoriale de Plaine Commune adopté en 2007 abaisse cette part à 40 % maximum. « Quand on fait 60 % d’accession à la propriété, c’est très clairement la volonté de fixer et d’attirer ce qu’on appelle les couches moyennes », explique sans ambages Stéphane Peu, maire adjoint de Saint-Denis en charge du logement, et président de Plaine Commune Habitat, le principal bailleur social de la Plaine.
« Dans dix ans, on ne reconnaîtra plus le centre-ville. Il n’y aura plus la même population. » Jean-Marc Bourquin est arrivé dans la ville en 1969. Il a vu apparaître ces dernières années « de nouvelles couches sociales, avec de nouvelles préoccupations ». Des classes moyennes. « Avec la hausse des prix de l’immobilier à Paris, Saint-Denis devient intéressant. »
Un centre-ville attractif
Si « le facteur économique joue de plus en plus », Lina Raad observe que « le centre-ville de Saint-Denis présente de nombreux facteurs d’attractivité, notamment la proximité avec Paris, son histoire et son patrimoine, ou encore ses équipements. » Aujourd’hui, les projets d’infrastructure se multiplient. Le tramway T5 a ouvert cet été. Le boulevard Marcel Sembat est encombré par les travaux du T8, attendu pour 2014. Deux nouvelles lignes de métro sont prévues pour l’horizon 2020. « Le centre-ville rénové, avec ses logements modernes, ses commerces et ses équipements, est érigé en vitrine de Saint-Denis par les responsables politiques. Ils espèrent ainsi stabiliser des classes moyennes dionysiennes dans le quartier, mais aussi attirer de nouveaux habitants. » Au risque de transformer la population de la ville.
Pour Paul Lecroart, urbaniste à l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Ile-De-France, Saint-Denis possède une forte identité ouvrière. « La municipalité essaye de la conserver, elle la voit comme une diversité. Mais depuis une quinzaine d’années, cette diversité est malmenée. » Le PNRQAD se fixe pourtant comme objectif de conserver « le caractère populaire et cosmopolite » du centre-ville. Pour autant, seuls 31 % des 320 appartements neufs prévus par cette rénovation seront des logements sociaux.
Peut-on pour autant parler de gentrification, de remplacement des populations pauvres par des populations plus aisées ? « Indéniablement, des classes moyennes s’installent pour acheter leur logement, mais Saint-Denis reste un espace très populaire », tempère Lina Raad. Stéphane Peu estime qu’« il faut continuer à avoir une politique axée sur les solidarités et sur l’élévation sociale, et en même temps promouvoir la diversité sociale sans laquelle il ne peut pas y avoir de solidarité. » Et pour diversifier, il faut faire de la place…