
De quoi "beur" est-il le nom ?

La Marche pour l’égalité et contre le racisme a rapidement été surnommée la marche des "beurs" par la presse et les politiques. Trente ans après, la popularisation à outrance de ce mot lui a donné un sens tout autre que sa signification historique.
Aussi, les expressions "enfants de travailleurs immigrés", "Maghrébins de France" ou "seconde génération" disparaissent presque totalement des colonnes au profit de ce mot d’ordre. Malgré l’opposition de certains journalistes. "Lors de la parution de mes articles, j’ai été choqué de voir ce mot apparaître sous ma plume", souligne Robert Marmoz, à l’époque localier à Lyon pour Libération. "Pour moi, cela ne correspondait pas avec la démarche de ces jeunes. Mais dans un milieu médiatico-politique parisien il fallait trouver un terme pour faire simple. Et avec le temps, son usage s’est imposé". Pourtant, trois ans auparavant, ce terme était totalement inconnu. Sauf dans les banlieues de la capitale. "A la fin des années 70 le verlan, une mode linguistique, émerge au même moment qu'une nouvelle génération de jeunes dont les parents sont immigrés, mais qui ne se reconnaissent pas dans le mot 'arabe'", explique Gilles Guilleron, linguiste.
Un succès médiatique à double tranchant
Cette forme d'argot sera rapidement adoptée. Femme devient "meuf", flic "keuf", et arabe "beur" (a-ra-beu donne beu-ra-a, puis beur par contraction). Un simple mot, assumé et revendiqué, pour "marquer une appartenance identitaire", ajoute Gilles Guilleron. Avec l’engouement médiatique autour de la Marche, ce moyen d'autodésignation se transforme peu à peu en un terme décrivant une génération entière. "Il exprime l’émergence d’une nouvelle réalité identitaire française : l’existence d’Arabes de France. Jusqu’alors, la France ne connaissait que des Arabes en France(…)", explique le sociologue Saïd Bouamama dans son livre Dix ans de marche des beurs. Chronique d’un mouvement avorté. Au début, les marcheurs ne relèvent pas l’appellation. Un grand nombre d’entre eux ne connaissent même pas son existence en partant de Marseille. En la découvrant, certains en sont fiers : ils y voient une manière de trouver leur place dans l'espace public français. Même si d’autres regrettent un mot qui renvoie à leurs origines étrangères. "Pour moi, le terme "beur" contribuait à nous différencier alors que le but de la marche était de dire que nous ne voulions plus de discrimination", souligne Arbi Rezgui, l'un des premiers marcheurs.
"C'était plus que maladroit de la part des journalistes. C'est comme si l'on avait surnommé la marche de Washington pour les droits civiques de Martin Luther King, la "marche des Noirs". D'autant que cela a contribué à l'une des plus grandes récupérations politiques que l'on connaît…", estime pour sa part Azouz Begag, sociologue auteur de Quartiers sensibles avec le Père Christian Delorme et ancien ministre de l'égalité des chances. Il faudra attendre un an après la Marche pour que ce nouveau mode de désignation soit unanimement rejeté. Car au grand dam des militants, dont une minorité n’était pas "beur", d'autres évènements vont l’éclipser. Il s'agit de Convergence 1984, une traversée de la France en mobylette et surtout, la création de SOS Racisme. De l'hostilité contre cette association résulte un rejet des leaders beurs qui apparaissent dans le paysage médiatique (Malek Boutih, Fadela Amara).
Les marcheurs se sentent récupérés et, à force d'être utilisé, le mot est détourné de son sens initial. Bientôt, ces descendants d’immigrés, qui voulaient montrer qu’ils étaient des Français à part entière, ne sont plus considérés qu’à travers ce mot. "Ce vocable a fini par devenir un raccourci maladroit : on avait tendance à oublier que ceux qu’on appelait "beurs" étaient d’origine maghrébine et pas forcément arabe", souligne Madjid Talmats, auteur du recueil Beur Stories. Trente ans plus tard, les critiques à ce sujet sont toujours virulentes. Preuve en est avec le film sobrement intitulé La Marche du réalisateur Nabil Ben Yadir. Interrogé sur l’emploi du mot "beur" à l’occasion de sa sortie, Toumi Djaïdja, l’initiateur de la Marche répond : "C’est une dénomination journalistique pour dévitaliser l’esprit de la marche. Je ne le cautionne pas plus aujourd’hui qu’à l’époque".
Un terme historique devenu banal
Au fil des années, le terme est utilisé pour décrire une culture "beur" en pleine expansion. Mais il est surtout repris pour des expressions comme "beur de service", "black, blanc, beur" ou des néologismes tels que "beurette" et "beurgeoisie" qui revêtissent une connotation dépréciative. "Par souci de facilité, il est devenu une appellation marketing, dont le sens est, selon moi, toujours confus", assure Azouz Begag. Aujourd’hui, peu de jeunes descendants issus de l'immigration maghrébine ont entendu parler de la marche. Mais le terme "beur", est bien connu. Même si l’image qu’il renvoie est différente.
"Ce mot a été suremployé en 1998 avec la coupe du monde de football. Du coup, il s'est tellement banalisé que son usage est dépassé, ajoute Gilles Guilleron. Sémantiquement, ce n’est pas insultant mais il est perçu comme stigmatisant en ayant perdu tout son sens social au point de devenir négatif pour certains." L’avis de l’écrivain Madjid Talmats est plus nuancé : "la signification derrière ce mot est vue différemment selon les catégories sociales. Pour les personnes concernées, il renvoie à 'Arabe de banlieue'. Mais pour les autres, il suscite moins d’incompréhension et d’inquiétude qu’il y a quelques années". Depuis presque trente ans, le mot "beur" est entré dans les dictionnaires Larousse et Robert. Mais pas véritablement dans la postérité, car de l’autre côté du périph’ on est déjà passé à autre chose. Son propre verlan : "rebeu".