
« Plus il y a de différence, plus il y a de la vitalité, c'est la loi du vivant »

A l’occasion du festival Origines contrôlées, organisé par le Tactikollectif toulousain de la famille Zebda, nous avons pu débattre à plusieurs reprises avec l’auteur de Texaco, disciple éclairé et très éclairant de feu Edouard Glissant. Un poète doux, charismatique, profond, qui médite et nous fait méditer sur notre devenir commun. Extraits glanés au fil d’interventions et de conversations avec un vrai philosophe, sur une poignée de notions et événements contemporains.
Suite aux grèves en Guadeloupe
Plus qu'une augmentation des salaires et du pouvoir d'achat, et plus qu’une simple lutte contre la cherté des produits de première nécessité, il faut des « biens de haute nécessité ». Le politique ne peut plus seulement prendre en compte le prosaïque, mais aussi le poétique, sinon, on ne pourra lutter contre la déshumanisation capitaliste. Les capitalistes ont fait de nous des consommateurs, alors qu'au début de la classe ouvrière, les ouvriers ne voulaient pas travailler tous les jours, toute la journée, ils avaient des activités différentes. Le capitalisme a construit, transformé le travail en emploi. La complexification, la pluralité, la gratuité, la coopération peuvent être des alternatives partielles, comme le dit Edgard Morin.
Pour lutter contre la mondialisation, il faut une mondialité
Les capitalistes ont pris cinquante ans sur nous, en abattant les frontières. Mais la mondialisation économique n'empêche pas d'essayer d'en inventer une autre. Lutter contre la mondialisation ne doit pas mener à la fermeture identitaire sur un espace national. Pour lutter contre la mondialisation, il faut une mondialité, basée sur des individus et non des communautés. L'ouverture des frontières rend les récits absolus sur l'identité plus compliqués à tenir. On cherche trop de béquilles identitaires. Qui plus est, avec l'accélération des technologies, il est difficile de confier par exemple au grand âge [aux personnes âgées] la reproduction d'une sagesse, d'une expérience passée. Mais l'expérience vaut quand même encore. Pas l'expérience collective. On peut seulement transmettre une manière d'être individuellement. Il faut se construire sa propre identité, son propre système de croyances.
Aujourd’hui, où se trouve l’altérité ?
L'altérité radicale n'existe plus, on a déjà tout vu à la télévision ! Comme expérience de la différence, seul reste l'impensable. Les grandes aventures humaines à venir seront celles de l'esprit, parce qu'il n'y a plus d'étrangeté humaine ou géographique. Il n'y a pas d'humaine condition, abstraite, encore moins calquée sur le modèle occidental. L'universel tel que vu par les occidentaux ressemble au « citoyen du monde », pur, abstrait, désincarné, transparent. Il n'y a pas de « citoyens du monde », il faut toujours un lieu. Contre l’universalité, c'est la « diversalité ». Plus il y a de différence, plus il y a de la vitalité, c'est la loi du vivant. Il faut se débarrasser de la République « Une et indivisible », et seulement être « unis », comme en Espagne. Dans les Caraïbes par exemple, il faut constitutionnaliser l'autonomie, et entrer enfin en relation avec le reste de la Caraïbe et l’Amérique, et non seulement avec la France, qui ne doit plus être notre seul imaginaire. Il faut aussi une éthique de l'immigration, transposée dans une gouvernance mondiale, avec un imaginaire de la relation. Qui régule les inter-relations du « tout-monde ».
Post-colonialisme
Le post-colonialisme n'est pas tout, parce que le colonialisme n'est pas tout. L'Occident ne doit pas être l'absolu de l'histoire du monde. Le colonialisme a accéléré des processus qui existaient par ailleurs. La décolonisation était une rébellion, elle a fini par singer les Occidentaux, comme le montre Kourouma dans le Soleil des indépendances. La question est : quelle émancipation voulons-nous ?
Les subalternes
Quand on voulait nous parler de la Martinique, on commençait en 1635, c'était donc l'histoire de la colonisation : les améridiens passaient à la trappe. Les Africains aussi, les esclaves qui étaient dans les habitations, les negs'marrons, etc. Après 1946, on nous a surtout parlé de la départementalisation. L'autre histoire, l'histoire des autres, celle de l'exode rural par exemple, n'était pas enseignée. Nous n'avions pas de héros. Delgrès, Toussaint, chevalier de Saint-Georges... on a fini par les chercher, c’était nos Spartacus. Avec Glissant, qui parle des premières familles qui ont habité l'île dès le IVè siècle, on changeait de focale. On cherchait les héroïsmes obscurs. Mon roman Texaco racontait la naissance de la deuxième matrice de la Martinique : la ville. Il fallait chercher les anonymes. Dans Texaco, les anonymes remplacent les héros, on parle du bois, du béton. On ne peut pas expliquer l'histoire de la Martinique qu'avec l'esclavage. Il y eu beaucoup d'autres choses depuis. Beaucoup de gens n'ont jamais été des esclaves. Avec Césaire, on avait des nobles, après Glissant, on mélange le créole, le français, on parle des petites gens.
Propos recueillis par Erwan Ruty