
Zyed et Bouna : après la décision de justice, quelle parole politique ?

Dans l’affaire de la mort de Zyed Benna et Bouna Traore, la justice a tranché : relaxe pour les policiers. Une affaire litigieuse sur le plan juridique peut-elle (et doit-elle) se transformer en enjeu politique ? Ceux qui souhaitaient porter le débat sur le terrain des émeutes de 2005 sont en train de s’en faire déposséder par les dérapages de droites qui elles, se permettent toutes les outrances.
« Les tribunaux jugent de la conformité aux lois, pas de la Justice ». Cet axiome que tous les étudiants en droit (ou en philosophie) ont appris en première année, à la suite de leurs cours sur la tragédie d’Antigone en particulier, trouve un terrible retentissement dans l’affaire que vient de juger le tribunal de Rennes.
Une relaxe juridiquement recevable
Les juristes estiment qu’en l’absence de « conscience claire d’un péril grave et imminent », on ne peut condamner une personne pour « non-assistance à personne en danger ». Les policiers n’avaient-ils donc pas conscience d’un « péril grave et imminent » ? Depuis des années, et encore plus ces derniers jours, on a entendu cette phrase de l’un d’entre eux : « S’ils entrent ici, je ne donne pas cher de leur peau ». Les policiers n’auraient donc pas vu les trois jeunes fuyards ? Là, on est forcé de conjecturer. Comme le relève Libération, « le gardien de la paix affecté à l’époque à la police de proximité, avait vu deux « silhouettes » enjamber un grillage délimitant un cimetière, et pénétrer ainsi dans un petit bois dans lequel, cinq mètres plus loin, un mur interdisait l’accès au site EDF. » Il n’est donc pas explicite que ledit gardien ait vu les jeunes rentrer directement dans le cimetière, mais seulement dans « un cimetière » qui, lui-même, était séparé du site EDF par « un mur ». Qui plus est, selon Le Monde, le policier « a assuré à l’audience avoir vérifié, par deux fois, qu’il n’y avait personne dans le site EDF avant de quitter les lieux ». Au vu de ces éléments, on comprendra donc qu’il était sans doute juridiquement recevable de relaxer les policiers, qui n’auraient pas directement constaté l’entrée des jeunes sur le site EDF, mais en auraient seulement évoqué la possibilité ; l’un d’entre eux s’en étant enquis à deux reprises, sans résultat.
Un délibéré plein de présupposés
Par contre, plusieurs éléments plaident pour une condamnation ne serait-ce qu’administrative, si ce n’est politique (et donc, hors de la compétence d’un tribunal), des policiers incriminés, qui sanctionne leur inaction, ou à tout le moins acte qu’elle est à l’origine d’une drame ; avec des conséquences d’une ampleur à la fois nationale et inédite. Dès 2006 un rapport de l’Inspection générale des services, la « police des polices », accusait les gardiens de la paix d’une « légèreté et une distraction surprenante », selon Libération, toujours. N’auraient-ils pas au moins dû contacter EDF pour leur demander de couper le courant sur le secteur ? Mais au-delà, le plus dérangeant dans ce jugement restent certaines assertions du délibéré : « Si [le policer] avait eu conscience d’un péril grave et imminent, il n’aurait pas manqué de réagir », estime le magistrat. On se demande, surtout au vu de l’affirmation de l’IGS, ce qui lui permet une telle certitude… Un jugement d’opinion qui se permet de se mettre à la place et pour ainsi dire « dans le cerveau » des personnes concernées à peu de frais. Surtout lorsqu’elle est répétée : « Quelle raison auraient-ils eu de laisser deux jeunes courir un danger mortel ? » La « légèreté » de leur comportement relevé par l’IGS, peut-être ?
En 2005, des mensonges d’Etat
On se souvient surtout que les éléments qui avaient déclenché les émeutes de 2005 n’étaient pas seulement liés à la mort des deux jeunes clichyssois. Cette véritable insurrection a bien entendu des racines extrêmement profondes, en rapport avec la longue histoire des inégalités et des discriminations, aux tensions exacerbées par de multiples provocations verbales du ministre de l’Intérieur (sur les « racailles », le « Kärcher » etc) ; mais surtout directement aux mensonges de celui-ci immédiatement après la mort des jeunes. En effet, le ministre n’avait-il pas hésité à affirmer : « Lors d'une tentative de cambriolage, lorsque la police est arrivée, un certain nombre de jeunes sont partis en courant » ? Pourtant, il n’y avait pas eu de cambriolage (mais seulement la fuite de jeunes qui ne voulaient pas être confrontés à la police, a fortiori avant la rupture du jeun du ramadan). Et le ministre de dédouaner par ailleurs les forces de police, sans plus d’élément pouvant réellement étayer l’une ou l’autre de ces assertions. On est déjà (et comme souvent !) en période préélectorale.
Politisation à rebours
Ces jours-ci, on aurait rêvé que des voix fortes s’élèvent pour critiquer non le jugement, mais ses conséquences. Car l’affaire est hautement politique, le tribunal lui-même en avait clairement conscience, qui a assuré dès les premiers jours du procès (à la mi-mars) : ce procès ne saurait être « le procès de la police dans son ensemble ni celui des émeutes de 2005, ni celui des interventions politiques des uns et des autres sur ces événements ». Bien entendu, l’extrême-droite n’a, elle, pas attendu longtemps pour politiser le débat après la proclamation du verdict. Et derrière elle Christian Estrosi ou Eric Ciotti notamment, pour des raisons politiciennes, tous faisant l’amalgame entre les trépassés et des « délinquants » ou des « racailles », alors (doit-on encore le rappeler ?) qu’ils n’avaient commis aucun délit…
« Paroles abjectes »
Seule Christiane Taubira, « choquée que des responsables politiques puissent avoir des paroles aussi abjectes alors que les cœurs des mamans et des papas sont encore en lambeaux (…) Venir jeter comme ça encore de la souffrance sur des cœurs meurtris avec du cynisme électoraliste (…) parce qu’il y a des personnes qui sont en campagne dans le Sud et qui courent après un parti politique qui n’a lui-même aucune décence, aucune pudeur, oui je suis choquée ». On a donc enfin entendu une « grande et belle voix », de celles que la ministre de la Justice s’était plainte de ne pas entendre lorsque elle-même avait été jetée en pâture de manière ordurière par des ragots d’extrême-droite. On passe là heureusement de la Justice à la Politique. Enfin. Et sans dérapage de la part d’une ministre qui s’est abstenue de commenter la décision de Justice de Rennes (ce que le camp sarkozyste au pouvoir, on l’a trop vite oublié, ne se gênait pas de faire).
Qui fera le procès des émeutes ?
Mais à gauche, personne n’a le courage de refaire le nécessaire « procès des émeutes ». Et comme la politisation de celles-ci n’a pas été possible à un niveau de conscience collective qui les fasse rentrer dans la longue histoire des révoltes françaises pour plus d’égalité et moins de discriminations, nous en sommes aujourd’hui réduits à constater les dérapages verbaux de leaders de droite, le mutisme des centristes et de la gauche molle, la vaine exaspération de la gauche radicale, et le désarroi de bien des habitants et des acteurs des quartiers, une fois de plus laissés à eux-mêmes. Et obligés de constater qu’ils sont en train de se faire voler un débat d’ampleur national qu’ils réclament à corps et à cris depuis 10 ans.
« La police tue, la justice acquitte », résument certaines victimes d’injustices, qui clament ensuite « Pas de justice, pas de paix » en guise de défi rageur. Le précepte est détourné et maintenant appliqué à la lettre par les pires ennemis de ceux qui les proféraient car, contrairement à ce qu’ils croient, il n’y a plus guère de « révoltes des quartiers » qui éclatent à l’occasion de tels crimes. Abdelmalek Sayyad enseignait : « Exister, c’est exister politiquement » ; ils ne sont hélas plus très nombreux à s’en souvenir, dans les quartiers ou ailleurs...