
Trois visions de la Marche, trois pessimismes français

Stéphane Ravier (FN), Philippe de Longevialle (Modem) et Anne Souyris (EELV) avaient chacun une vingtaine d’années en décembre 1983. Tous trois candidats aux élections municipales 2014 dans une ville que la Marche a traversée (Marseille, Grenoble et Paris), ils n’en gardent ni les mêmes souvenirs, ni n’en tirent les mêmes enseignements. Quand les politiques écrivent l’Histoire… à leur manière.
15 OCTOBRE 1983. DÉPART DE MARSEILLE, LES MARCHEURS SONT DIX-SEPT
Marseille, aujourd’hui. « Cette Marche des beurs ne correspondait déjà à aucune réalité. Je persiste à croire, aujourd’hui comme hier, que le racisme et les actes racistes sont des phénomènes dérisoires dans notre pays. » C’est certain, on ne l’a lui fait pas à Stéphane Ravier. La tête de liste Front national aux élections municipales à Marseille n’est pas de ceux qui acceptent l’Histoire telle qu’on la lui sert. Il la triture, la malaxe, afin de servir son discours : « Pendant trente ans, la gauche s’est servie de l’antiracisme comme d’une politique pour brimer ceux qui s’opposent au modèle cosmopolite et comme d’un moyen pour culpabiliser les Français. » A travers ses yeux, Toumi Djaïdja et ses compagnons deviennent de jeunes naïfs manipulés, « instrumentalisés ». La Marche pour l’égalité, une simple opportunité, le point de départ d’une entreprise plus globale qui la dépasse, avec pour seul et unique bénéficiaire « la gauche ». « La France est le pays le moins raciste au monde. Si elle l’était, on pourrait observer le départ de tous les immigrés présents dans notre pays. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne le quittent pas. Au contraire, on assiste à une politique d’immigration massive et continue. » Un phénomène qui conduirait inévitablement, selon lui, la France à sa perte : « On ne parle même plus d’assimilation mais d’intégration. Or l’intégration est un échec. Elle est impossible justement à cause de cette arrivée massive. Les immigrés ne s’enracinent pas dans notre pays. Ils vivent les uns à côtés des autres avec leurs codes et leurs coutumes. Au final, la société française ne fait que se diviser et se communautariser. »
31 OCTOBRE 1983. LES MARCHEURS BIFURQUENT VERS GRENOBLE, LA MARCHE PREND UNE AMPLEUR INATTENDUE.
Grenoble, aujourd’hui. « Je me rappelle surtout du contexte politique de l’époque. La montée du Front national, les évènements des Minguettes… Cette Marche, je la perçois comme une prise de conscience de la jeunesse. » Philippe de Longevialle, candidat Modem à la mairie de Grenoble, avait 22 ans en 1983, et c’est toute cette jeunesse qui, d’un coup, ressurgit : « C’était une période de liberté, avec les radios libres, la télévision… La cocotte-minute des années soixante-dix avait débordé. » La comparaison entre les deux époques est alors inévitable : « Si les fondements de la Marche demeurent, les choses ont bien changé. La situation économique s’est largement dégradée et l’islamophobie, comme l’antisémitisme, étaient des dimensions très peu présentes à l’époque. » Un tableau plutôt sombre mais qu’il tient à relativiser : « Il est clair que la situation, pour les jeunes Français issus de l’immigration, n’a pas progressé. Et que par certains côtés, elle s’est même empirée. Mais il ne faut pas oublier non plus que beaucoup d’entre eux ont, depuis, trouvé leur place dans la société française. Ils font des études, créent des entreprises… Mais je ne sais pas si on peut attribuer cela à la Marche. » Au bout de son inventaire des différences entre hier et aujourd’hui, Philippe de Longevialle s’interroge : « Une bonne façon de comparer est de se poser la question : Une telle Marche serait-elle possible aujourd’hui ? Eh bien, je ne crois pas. Une certaine désespérance a atteint la société française. Avec la montée de l’extrême droite, la situation s’est tendue. Je pense qu’il serait beaucoup plus difficile pour eux de faire entendre leur voix de cette façon. »
3 DÉCEMBRE 1983. A PARIS, LES MARCHEURS SONT 100 000
Paris, aujourd’hui. « J’étais à la manif’ à Paris. J’avais 19 ans. C’était même une des toutes premières à laquelle je participais. » Anne Souyris s’en rappelle comme si c’était hier : « J’habitais Maisons-Alfort. Le sujet était très présent dans ma famille, au lycée… On les regardait à la télé et on se demandait comment on pouvait s’insérer à ce mouvement. Cette Marche nous a permis de comprendre qu’il existait une vraie différence de traitement entre eux et nous. » La candidate EELV aux municipales dans le 10e arrondissement à Paris laisse transpirer une certaine nostalgie: « Il se passait quelque chose qui n’était pas habituel, une vraie respiration. Avec le recul, c’était même la première fois où je voyais des jeunes issus de l’immigration se prendre en main et s’affirmer. Sans personne qui parle à leur place. Mais ça n’a pas duré... » En cause selon elle, le Parti socialiste : « Malheureusement, d’autres personnes ont repris cette parole, comme SOS Racisme. Je pense qu’ils ont volontairement produit un contre-effet et on est revenu en arrière. » Une nostalgie qui se transforme alors très vite en regret, comme un train raté pour un ailleurs enchanté : « Il y aurait dû y avoir une traduction politique de tout ça. Sur le vote des étrangers par exemple. Le droit de vote, c’est justement donner la parole. Mais, voilà, on en est toujours au même point. Mitterrand, Jospin, Hollande, c’est toujours la même chose, c’est jamais le bon moment. Ce gel de la situation en France est dramatique. » Pour Anne Souyris, inutile de chercher ailleurs les racines du mal : « A partir du moment où on ne donne jamais de réponse politique, on engendre la violence, comme en 2005. Les émeutes étaient une révolte d’impuissance. » Alors, inexorablement, vient l’accablement : « C’est l’échec de la société française, incapable de changer de prisme, incapable d’imaginer le multiculturalisme. »