
Rapport Bacqué-Mechmache : la politique de la ville, « ça ne se fera plus sans nous »

Ils étaient 120. Enfermés pendant 48 heures dans une ancienne friche industrielle de Saint-Ouen. 120 associations de toutes les banlieues de France. Ce n'était pas pour une émission de télé-réalité, mais pour la première conférence de citoyens, brillamment organisée suite au bouclage du rapport Bacqué-Mechmache sur la participation des habitants. Du jamais vu.
Et pourtant, dans cet ancien bâtiment des usines Valéo (Mains d'Oeuvres), beaucoup n’étaient pas tombés de la dernière pluie, puisqu’il y avait un casting national d’associations actives dans les banlieues depuis près de trente ans pour certaines, qui avaient vu défiler toutes sortes de ministres de la Ville, en costume-cravate, en jupe et même limite en battle-dress parfois. Cette fois, après une tournée harassante de plus de trois mois menée tambour battant par l’animateur d’AC Le feu Mohamed Mechmache et la chercheuse Marie-Hélène Bacqué, pour leur mission sur la participation des habitants à la politique de la ville, le gouvernement avait décidé de donner les moyens de consulter largement. Les moyens en question, ceux du SGCIV (secrétariat général au conseil interministériel à la ville), avaient en effet été mobilisés pour accompagner le projet : il fallait que le rapport sur la participation ne soit pas un rapport de plus, mais soit soutenu par les associations consultées, afin que celles-ci ne soient pas encore seulement spectatrices des politiques menées en leur nom. C’est pourquoi figurait en bonne place sur le rapport, la fameuse mise en garde de Gandhi, pierre angulaire de tout travail participatif : « Faire pour les gens sans les gens, c’est faire contre les gens ».
30 propositions, 30 ans après la Marche
« Il y avait nécessité de réfléchir à l'intervention citoyenne dans les quartiers, notamment en raison de l'abstention, de l'extrémisme et du fondamentalisme religieux ; mais aussi en raison du sentiment de stigmatisation par les médias », assurait François Lamy, le ministre de la ville, lors de la remise du rapport Bacqué-Mechmache, le lundi 08 juillet 2013, deux semaines après la conférence de Saint-Ouen. A quoi Marie-Hélène Bacqué répondait elle-même : « La participation avait déjà été évoquée dès 1983 par le rapport Dubedout ; mais la politique de la ville restait initiée et produite par le haut, par les professionnels et les élus locaux. L'implication des habitants n'a pas eu lieu. Une nouvelle catégorie est née de l'invisibilisation de la classe ouvrière : les exclus. Pour sortir de cette situation, il faut une politique d'empowerment à la française. Cela suppose que la participation ne soit pas conçue comme un accompagnement de la baisse des moyens, mais se fonde sur la reconnaissance des collectifs, de leur expérience et attentes, et que l'on sorte du paradigme de l'exclusion. » Trente propositions sont ainsi publiées dans ce rapport, dont le résumé a du mal à rendre compte de la qualité du travail accompli (en particulier sur la question des médias, bâclé en synthèse). Trente propositions pour trente ans de Marche, le symbole est là. Mohamed Mechmache, même s'il reste le plus souvent concret, n'oublie pas lui non plus les symboles : « On nous parle toujours de vivre ensemble, mais n'oublions pas qu'il y a longtemps déjà, des gens sont morts ensemble », faisait-il ainsi allusion, en pensant à tous les soldats des colonies « morts pour la France », notamment lors des deux conflits mondiaux du XXème siècle.
Faire pression sur les décideurs ?
Les associations de quartier, qui étaient 350 à avoir été rencontrées par les deux auteurs du rapport, avaient donc répondu présent lors du week-end de mobilisation et d’échanges à Saint-Ouen. Une rencontre qui n’avait pas seulement pour but de faire que les associations de quartiers s’approprient telle ou telle mesures ; il ne s'agissait pas non plus seulement de discuter en toute transparence de ces mesures que devait proposer ledit rapport. Il s’agissait bien plus, sans doute, pour les initiateurs de cette démarche, de créer un rapport… de force, avec les institutions, afin d’avoir plus de poids lors des négociations qui, espère-t-on légitimement, devaient s’ouvrir suite au rapport ; pour envisager toutes les suites à donner aux « 30+1 » mesures évoquées. Et pour cause : l’histoire a trop démontré qu’en l’absence de capacités de mobilisation sur les enjeux cruciaux, ce sont en général les lobbies traditionnels de la société française qui ont le dernier mot sur la politique de la ville : syndicats, associations d’élus locaux, entreprises, administration… autant de pouvoirs contradictoires bien installés qui ont toujours eu pour habitude de tailler en pièce les propositions émanant des éternels outsiders de la politique française que sont les acteurs des quartiers.
Qualités d’organisation et de débats inédites
Reste que ce week-end de discussions fut remarquable : d’abord par la qualité de son organisation (menée de main de maître pour une agence spécialisée : Missions publiques) ; remarquable aussi par les moyens qui lui furent alloués, et remarquable enfin par l’indépendance rigoureuse qui lui avait été assurée, malgré quelques frictions du côté de l'administration de la politique de la ville qui aurait aimé pouvoir y ajouter son grain de sel. Mais sans doute les porteurs de ce projet de conférence étaient-ils eux-mêmes sceptiques envers le potentiel déstabilisateur qu’aurait pu avoir une immixtion du politique ou des professionnels dans la dynamique très autonome que voulaient préserver Mohamed Mechmache et Marie-Hélène Bacqué (eux-mêmes déjà assaillis par une « base » associative souvent rageuse en raison des trahisons, impasses et difficultés connues depuis trente ans sur ces thématiques).
Un florilège de propositions parfois imprécises...
L’équation paraissait donc hasardeuse. Et pourtant, la « mayonnaise » a pris : on a ainsi pu discuter sur une base de propositions très riche, qui témoignait d’une amélioration notable de la capacité d’expertise et de propositions de la part d’associations de quartier qui s'étaient naguère souvent contentées de critiquer les politiques publiques existantes, incapables de proposer des projets de réforme à caractère national (et pas seulement local), et étaient souvent cantonnées dans cette posture contestataire par les pouvoirs publics. Un inventaire à la Prévert, sans doute trop large pour être crédible sur tous les sujets a été élaboré : par exemple sur la « fondation régionalisée pour le financement des actions pour la sécurité sociale », ou les propositions dédiées aux médias. Heureusement, le ministre a fini par voler au secours de cet enjeu lors de la remise du rapport, le 08 juillet : « avec Aurélie Filipetti, la question des médias doit faire l'objet de décisions d'ici la fin de l'année. »
...mais un coeur de sujet très fourni, qui ouvre des perspectives inédites
Mais la qualité du travail sur le cœur du sujet (la politique de la ville et ses liens avec les associations de quartier), reste inédit de la part des acteurs concernés. Soutien à l’émergence d’une « démocratie d’interpellation ». Création d’une « plate-forme associative indépendante » qui serait une sorte de « syndicat des banlieues ». Fondation pour aider au financement privé de l’activité dans les quartiers. Mesures de sécurisation du financement des associations. Renforcement du dialogue entre services publics et habitants (école et police, en particulier). Amélioration de l’implication des habitants dans les projets urbanistiques. Sans parler de dizaines de propositions sectorielles les plus variées, elles-mêmes directement issues des débats, venant clôturer ce florilège de propositions. On le voit : l’expertise existe dans les quartiers, et une vague de bouleversements positifs pourrait voir le jour si quelques unes de ces mesures, dont bon nombre semblent néanmoins assez prudentes, étaient appliquées, et pas seulement dans les quartiers en politique de la ville : là pourrait donc naître l’embryon d’un nouveau train de réformes dont les marges de la gauche (le monde ouvrier) avaient traditionnellement réussi à étendre à l’ensemble de la société française… Fol espoir ?
Quelles suites : un comité de suivi, ou rien ?
Restent néanmoins en suspens un certain nombre de questions : les associations invitées (et bien d’autres qui n’y étaient pas) auront-elles la capacité de s’organiser pour suivre le cheminement, voire l’application des mesures évoquées ? En auront-elles les moyens ? Le SGCIV ou l’Acsé (deux seules institutions dotées, en lien avec la politique de la ville) pourront-ils leur fournir ces moyens, par exemple en finançant le fonctionnement d’un « comité de suivi » restant à créer ? Ce comité, dont l’un des défis sera de ne pas s’embourber dans la posture trop courante, du « ghetto qui représente » les associations de banlieue… et elles seules, agira-t-il en lien avec le groupe d’une dizaine d’acteurs associatifs des quartiers (parmi lesquels Presse & Cité) reçus à deux reprises par le Président de la République ? Et avec d'autres acteurs de la société civile ? Un Président qui semble d'ailleurs avoir, sur ce sujet, son propre agenda. Le ministre de la ville concédait ainsi, le 08 juillet : « Il faut faire du structurel. Mais cela ne se décrètera pas depuis le 40 rue du Bac [siège de son ministère, ndlr] : la demande n'est pas faite à l'Etat, mais au monde citoyen. » Partiellement correct : la demande est aussi faite à l'Etat, de fournir les moyens, comme pour tous les autres secteurs de la société française, de financer des rencontres régulières pour que des associations désargentées de toute la France puissent se retrouver et débattre de l'évolution de ce travail amorcé.
Une révolution culturelle pour la politique de la ville ?
Et surtout : que deviendront les mesures évoquées, alors qu’un texte de loi sur la réforme de la politique de la ville est déjà en cours de validation au Conseil d’Etat, texte qui n’a par définition pas pu prendre en compte les pistes évoquées par cette mission (texte qui pourrait être soumis au Parlement d'ici la fin de l'année) ? François Lamy de préciser d'ailleurs, lors de la remise du rapport : « Tout ne relève pas de la loi. Je suis par exemple pour que le conventionnement pluriannuel d'objectifs soit la règle, et pas l'exception ». Enfin, quand on sait qu'une loi sur la décentralisation est aussi en cours d’élaboration, et que cette loi aura de toute évidence plus d’influence sur la structuration des politiques publiques et leur application locale, que toutes les bonnes mesures voulues par un ministre de la Ville, éternel acteur marginal, aussi déterminé soit-il... on peut légitimement penser que les jeux sont loin d’être faits. Conseils interministériels dédiés à la politique de la ville ou pas. D'ailleurs, le ministre reconnaissait : « Ce rapport nécessiterait une révolution culturelle, la politique de la ville devrait changer de logiciel pour qu'il soit appliqué, il marque une rupture avec le fonctionnement institutionnel. Il faudra du temps. » Et d'assurer son soutien à tel ou tel point du rapport, comme les « tables de quartier » entre associations, sur le modèle canadien, « qui pourraient être expérimentées dès septembre prochain sur 12 sites ». Voilà en tous cas une mesure qui ne fendra pas la tirelire ébréchée de Bercy.
Mais on ne pourra pas dire que tout n’aura pas été fait dans les règles de l’art de la démocratie. Et on ne pourra pas nier que, sur la question des quartiers, nul travail de cette ampleur n’avait encore été mené avec les premiers concernés, les habitants des quartiers, en 25 ans de ministère de la ville. L’enjeu est donc énorme, et l’attente démesurée, dans des quartiers où vivent dix millions de français heurtés par plus de dix ans de droite et cinq ans de sarkozysme, et qui avaient souvent accordé des scores nord-coréens à François Hollande à la dernière élection présidentielle. La déception de ces 120 associations de quartier invitées pourrait être terrible si la montagne participative ne devait accoucher que d’une souris citoyenne.