Pierre Cardo : « Les gens n’ont plus honte d’habiter à Chanteloup-les-Vignes ! »

Le 08-02-2016
Par Erwan Ruty

Ville à bout de souffle dans les années 90, emblème de la crise des banlieues, Chanteloup paraissait alors promise à un l’avenir morose évoqué par le film La haine. Pourtant… largement grâce à l’entêtement d’une personne, Pierre Cardo, maire de 1983 à 2009, tout a changé. Lentement. Imperturbablement. Visite guidée, dix ans après 2005 et vingt après 1995, par cet édile hors normes.
 

Quand les nouveaux habitants de Chanteloup-les-Vignes sont arrivés, dans les années 60 et 70, la gare n’existait pas encore. Elle n’a été édifiée qu’en 1977. Ces nouveaux habitants, pour beaucoup immigrés d’origine maghrébine, venaient de l’ancien bidonville de Nanterre. Pas mal travaillaient à l’usine PSA de Poissy (ex – Chrysler). Pierre Cardo lui aussi est né en Algérie. En 1974, il devenait cadre de cette l’usine. Il l’avoue : « C’est une ville de déracinés ». L’investissement du maire pour sa nouvelle ville est sans doute à la hauteur du déracinement qu’il a lui-même vécu, alors que le Chanteloup de l’an 2000, avec cité moderne (la Noé), est l’enfant du rêve de Jacques Chaban-Delmas et de sa « Nouvelle société ». La réalité est beaucoup plus prosaïque. Des pots-de-vin en-veux-tu-en-voilà sont distribués pour que la ville nouvelle sorte de terre. S’ensuivront des malfaçons en pagaille. Et un procès contre tous les profiteurs, mené tambours battants par un ténor du barreau de Paris, maître Lyon-Caen.
 

Comment préserver l’unité d’une ville devenue disparate ?

Reste que la population est multipliée par cinq lorsque affluent tous ces nouveaux arrivants sur les terres maraîchères nichées au creux d’une boucle de la Seine. A partir de 1973 se construit la cité de la Noé pour les accueillir. Tout change, d’autant qu’il apparaît que les terres agricoles sont devenues impropres à la culture : elles sont pollués aux métaux lourds. Très tôt, bon nombre d’habitants décident de quitter la ville. Ou leur quartier, pour s’installer dans une zone pavillonnaire qui se construit. La ville se clive : le village, la Zac de la Noé, les zones pavillonnaires, le quartier Sud (où sont édifiés de grands ensembles plus résidentiels)… Le combat de Pierre Cardo sera de tenter de préserver une unité entre ces différents ensembles disparates. Et pour cela, tous les moyens sont bons.
 

« Il était parfaitement anormal que la population paie les erreurs passées »

L’ancien maire le reconnaît : il n’y a pas de raison de se laisser faire lorsque son territoire a été meurtri par une série d’injustices venues du plus haut niveau institutionnel : au-delà des pots-de-vin pour la construction des grands ensembles, il y a le déficit phénoménal (le double des recettes de la ville au moment de l’arrivée de Pierre Cardo aux affaires), la sommation par l’Etat d’augmenter les impôts locaux de rien moins que 100% , alors que l’essentiel de la nouvelle population n’est pas imposable (on est en 1974, c’est le premier choc pétrolier, bien des usines licencient à tour de bras), l’obligation de construire des logements pour héberger les populations venues de Paris ou sa proche couronne (notamment des familles jugées « à problèmes » qui sont déplacées par l’office de Hlm de la ville de Paris qui souhaite « relocaliser » ces populations loin de la capitale), alors que ledit organisme possède 75% des logements de Chanteloup... Le tout alors qu’il n’y a ni commerces, ni gare, ni réseau électrique, ni services publics sur une partie de la ville…
 

La population n’a pas à payer les erreurs passées

Le bras de fer avec tous ces organismes aux demandes insensées va être incessant pendant plus de trente ans. « Il était parfaitement anormal que la population paie les erreurs passées » juge Cardo, qui mise alors sur les quelques maigres « avantages comparatifs » de sa ville, à l’instar d’un foncier peu onéreux. Premier de ces avantages comparatifs : les habitants eux-mêmes ! Pour ceux-là, et afin que sa ville ne devienne pas simplement une cité dortoir pour chômeurs déclassés, il pense un projet de réaménagement du quartier dit des « Ouches », à partir de 1984. Il bénéficie alors d’aides exceptionnelles du préfet. Vient ensuite le parc Champeaux, la rénovation de la Noé…
 

« Pour beaucoup, le travail, c’est loin »

Entreprenant, Pierre Cardo comprend néanmoins qu’il faut surtout créer de la richesse localement, plutôt que d’actionner seulement la pompe à subventions. Et donc, qu’il faut favoriser l’implantation d’entreprises. Autre parti pris : éviter la mono-industrie. « On n’a pas le profil pour une ville avec des industries spécialisées », qui demandent des compétences techniques que la plupart des habitants n’ont pas. Il n’est pas évident d’attirer les entreprises : « On n’a pas d’argent, l’image n’est pas attractive, si en plus on leur donne des gens pas formés, elles vont ailleurs ». Conséquence, il faut « des emplois adaptés à des populations qui ont des problèmes d’encadrement, d’intérêt pour le travail et de rythme de travail. Pour beaucoup, le travail, c’est loin. Surtout pour des gamins dont les parents ont toujours été au chômage. C’est terrible. »
 

Ne pas être toujours dans les clous

Brûlant même quelques lignes rouges, ce qui est pour le moins osé de la part du premier magistrat de la ville, il n’hésite pas à permettre quelques implantations sans permis pour certaines entreprises (qui verront toutefois leur situation progressivement régularisée) ! Le profil de cet élu atypique explique pourquoi il se permet parfois d’être hors des clous : « Je suis arrivé après mai 68, mais j’étais plus billard et baby-foot que militant politique. Je disais à mes amis : vous ne connaissez rien à la société, tous ceux que vous lisez sont morts ! » Pas étonnant dès lors de l’entendre s’écrier : « Faire les choses normalement ? Mais on n’aurait jamais rien fait ! » Malgré ce caractère assez peu conformiste, il s’estime aujourd’hui très à l’aise pour monter des dossiers de financement. Et reçoit bientôt le soutien de Jean-Louis Borloo, un ami en politique.
 

« Si le maire n’est pas leader, ce sont les bureaux d’étude qui décident de tout »

Un ami qui fera de Chanteloup l’un des emblèmes des projets de l’Anru, plus grande opération de construction, rénovation et reconstruction depuis les années 60. La première visite du ministre sera à Chanteloup. Avec un seul leitmotiv, cinglant et paradoxal pour ce maire pionnier de la rénovation urbaine : « Ne pas croire en l’urbanisme » ! « On propose toujours des grands projets prestigieux, des médiathèques etc. Et après ? Comment on fait fonctionner ? C’est comme d’offrir une Jaguar à un rmiste : après, il faut payer l’essence ! On m’a demandé de détruire beaucoup plus. Moi, je ne voulais détruire que pour créer des axes de communication, pour désenclaver, pour faire sortir les gamins hors de leur quartier ». Pierre Cardo n’est pas du genre à se laisser impressionner par des cabinets d’urbanistes aux architectes bardés de diplômes : « C’est au maire de proposer des choses. Il est élu pour. La population amende. Si le maire n’est pas leader, ce sont les bureaux d’étude qui décident de tout,c’est eux qui font la loi et les projets ne se passent pas bien. Le politique décide, le technique applique. »
 

Pas un seul procès avec les habitants

Hâbleur, monsieur le maire ? Pas seulement. « J’ai réussi : la rénovation du bâti a tenu ! Maintenant, les gens ne veulent plus partir, ils n’ont plus honte d’habiter là ! Ils réinvitent des amis chez eux. On est même devenus un exemple pour les villes voisines ». Y compris en matière de concertation. Pierre Cardo en est fier, il assure ne pas avoir essuyé un seul procès avec les habitants à l’occasion des opérations de rénovation urbaine. La méthode a été surtout extrêmement pragmatique, encore une fois : il voulait faire des grands projets tout de suite, mais les habitants eux voulaient d’abord… de la propreté et de la sécurité. Il n’est pas passé en force, il a accompagné ces demandes : qui gère quel espace, comment le rendre responsable de cet espace etc, etc. C’est seulement après ce premier round que les habitants prennent confiance, et acceptent les opérations de relogement.
 

« Cette ville a besoin d’un chef de bande ! »

Mais ce sexagénaire très vif le clame haut et fort : « Cette ville a besoin d’un chef de bande ! » Il le fut, en matière de sécurité en particulier. A tel point que Chanteloup est aussi devenu un modèle en matière de médiation et de concertation sociale, à partir d’un centre social (l’Acvl), à l’initiative de Jean-Marie Petitclerc, puis de Yazid Kherfi : alors que bien des centres sociaux ferment dans les années 80 pour cause de drogue et de délinquance, Pierre Cardo décide au contraire l’ouverture 24 heures sur 24 ! Le projet, « porté par des mecs costauds » eux-mêmes parfois ayant été en délicatesse avec la loi (comme Yazid Kherfi), marche tellement bien que ses principes sont étendus aux transports : c’est les Messagers, puis Promevil, deux structures qui deviendront pionniers de la sécurisation dans les transports. Le calme revient alors progressivement. Le modèle s’étend.   

Quels que soient les moyens employés et leur justification, la fin paraissait néanmoins claire pour Pierre Cardo, dès le début : « Les gens voulaient s’évader de la Noé. Le village se sentait dépossédé, victime. Mais les nouveaux habitants n’y étaient pour rien. Pourtant, il y avait une richesse dans cette ville. Un capital. Il fallait leur permettre de le reconnaître. Il fallait créer un esprit de clocher ! Capter ceux qui voulaient partir ». Surtout, Chanteloup est devenue au fil des ans un modèle de gestion de la crise. Dont feraient bien de s’inspirer d’autres territoires et décideurs : « La crise a d’abord touché les ouvriers. On a réussi à trouver des solutions pour que tout le monde reste vivre ensemble. Maintenant, elle touche les cadres, les classes moyennes. Il faut qu’ils étudient comment nous avons fait… »
 

 

Participez à la réunion de rédaction ! Abonnez-vous pour recevoir nos éditions, participer aux choix des prochains dossiers, commenter, partager,...