
Médias et banlieues : le rapport Borloo se serait-il saboté sans le savoir ?

Les équipes qui ont produit le rapport présenté par Jean-Louis Borloo le 26 avril dernier ne s'en sont pas rendu compte, mais elles ont saboté le travail des dix groupes de travail qui ont planché pendant trois mois. En particulier, celui du groupe de travail « Image des quartiers ».
En escamotant purement et simplement les douze préconisations qui émanent de ce groupe de travail, elles ne se rendent pas compte qu'une part incontournable de l'équation à résoudre autour de la question des banlieues, est celle de l'imaginaire qui entoure ces banlieues. Un imaginaire depuis plus de trente ans soumis à l'opposition aussi simple que désastreuse : la France versus les banlieues. Dans cet imaginaire, les banlieues sont un ailleurs de la société française. Et tant qu'il en sera ainsi, aucune réforme ne résoudra durablement « le problème des banlieues ».
Or, dans la constitution de cet imaginaire, la presse a un rôle déterminant. Elle constitue en particulier l'imaginaire de ceux auxquels elle s'adresse prioritairement, et qui dominent la société française : les décideurs, et les populations âgées et intégrées au jeu politique, social, économique, culturel, traditionnel.
Cette presse, et en particulier le service public, a inéluctablement évacué la question des banlieues de ses programmes : disparition de « Sagacités », de « Périphéries », du « Bondy blog café » et on en passe... avec une implacable régularité, toutes les émissions dédiées à ces territoires ont été supprimées du PAF. Avec pour leitmotiv : « Le parler banlieue n'aura pas droit de cité à Radio France » ou « Nous n'avons pas une heure à consacrer aux banlieues sur nos ondes » .
Conséquences terribles : dans le meilleur des cas, le public populaire, à force d'être sous ou mal représenté par les médias, se détourne d'eux. Ils perdent ainsi leurs lecteurs, auditeurs, téléspectateurs par centaines de milliers, laissant exsangue ce « quatrième pouvoir » pourtant indispensable à l'équilibre démocratique. Dans le pire des cas, ces exclus des médias s'informent par d'autres biais, comme les réseaux sociaux, y compris les pires. Pour rappel, le premier site d'information français est celui d'Egalité et réconciliation (Alain Soral) : 8 millions de vues par mois (à peine plus de 300 000 pour le site de l'Elysée). 40 millions de vues cumulées pour 84 vidéos. Dieudonné ? 20 millions de vues. Ce dernier pouvait même tranquillement fêter son millionième « ami Facebook » dès 2015. Il y a effectivement quelque honte pour la République et singulièrement les grands médias publics à ne plus regarder ce continent sur lequel les banlieues sont en train d’appréhender le monde.
Pense-t-on réellement que la démocratie peut durablement se perpétuer sans violences avec de telles fractures ? Immanquablement, dans ce contexte, nous aurons affaire à un Trump, un Grillo, un Orban, un Poutine, un Erdogan, un Netanyahou, un Farage (et on en passe), chez nous. Et cette hypothèse n'est pas la pire : croit-on que les émeutes de 2005 n'ont aucun lien avec l'impossibilité pour les habitants de ces quartiers d'avoir un accès à la parole publique au même titre que le reste de la population française ? Croit-on que la haine de la démocratie qui s'exprime dans les sphères religieuses les plus radicales n'ait rien à voir avec la possibilité d'exister médiatiquement, à l'heure où justement l'existence médiatique préfigure (trop) souvent à l'existence sociale ?
Depuis des années, des Bondy blog, des Presse & Cité, des Médialab93 et des dizaines d'autres médias de quartier s'échinent à créer des passerelles médiatiques pour donner la parole à ceux qui en sont privés, à nouer des partenariats avec la presse. Ils ont formé des journalistes, ont créé des espace d'expression et émis des propositions pour l'amélioration du traitement médiatique des banlieues. Elaboré des chartes (dès 2008, avec l'aide du CFPJ). Organisé des rencontres « Médias-banlieues » (à la Villette dès 1998, mais aussi en 2009 et 2010). Ecrit des préconisations pour de multiples rapports (aux ministères de l'Intérieur, de la Ville, de la Culture...). Réalisé des études à caractère sociologique. Ils ont même participé à la création de lignes de financement (au ministère de la Culture), dès 2011, puis surtout à partir de 2013, à l'instar du fonds dédié à cette communication sociale de proximité (dont la plupart des médias implantés dans les banlieues sont d'ailleurs aujourd'hui de fait exclus). Enfin, en avril, les responsables de 15 médias impliqués dans les banlieues ont travaillé au Médialab93 sur les préconisations du groupe de travail « Image des quartiers » de la mission Borloo.
Est-il vraiment juste d'escamoter cette expertise et de mépriser l'opinion en la matière des quelques 10 millions de français issus des quartiers ou des minorités ?
Croit-on raisonnablement que les dizaines de millions d'euros investis dans la « politique de la ville » ou sur ces territoires auront quelque efficacité tant que tel ou tel reportage à charge viendra régulièrement, en quelques minutes de télé, dévaster l'équilibre d'une fragile paix civile ou l'image de quartiers patiemment rénovés ?
Cette incapacité à concevoir que la réussite du « vivre ensemble » passe avant tout par la perception que les autres territoires se font de cette portion de France est désastreuse.
Les médias y ont un rôle détrminant, autant que dorénavant les fameux GAFAM. Est-il encore temps d'écouter ceux qui travaillent sur ces questions, pour palier ce véritable sabotage du rapport Borloo ? Ses équipes ont fait l'impasse sur la question, en sera-t-il de même du Président de la République et du Premier minstre ?
Le Médialab93 est un centre ressources, incubateur, pépinière et espace événementiel dédié aux médias et jeunes créatifs urbains implantés en banlieue situé dans les Magasins généraux de Betc à Pantin.
1-Parmi lesquelles : créer un concours valorisant les meilleurs reportages sur les quartiers ; mobiliser plus étroitement le dispositif des résidences de journalistes ; réaliser un annuaire des experts et des personnes ressources par QPV ; créer un espace médiatique dédié aux quartiers dans l'audiovisuel public ; aider au développement des médias de proximité.
2- propos respectivement tenus par Mathieu Gallet et Jean-Luc Hees lorsqu'ils étaient à Radio France (date, lieu, circonstance…)