
Médias des quartiers : l’information par effraction

A quelques jours d’intervalle, deux informations majeures font les titres de la presse sans qu’on ose vraiment les mettre en relation. D’un côte, la France de la loi de 1889 sur la liberté de la presse arrache un « accord historique » au géant américain Google pour qui l’information n’est qu’un levier dans sa liberté à engranger les bénéfices. De l’autre, la clôture de la concertation nationale du ministre de la ville qui annonce un rétrécissement drastique des territoires bénéficiant des crédits de la politique de la ville. Ici on arrache de nouveaux moyens pour permettre à la presse de vivre, et là on concentre les moyens de l’Etat sur les quartiers les plus fragiles.
L’accord Google ne fait pas consensus et les ressources qu’il génèrera font encore l’objet d’âpres négociations pour que l’ensemble de la presse numérique en bénéficie. Etre ou ne pas être dans les critères d’éligibilité, telle est la question de tous les médias en ligne. Pour les associations qui faisaient tenir la cohésion sociale, la culture ou l’éducation avec du scotch et des bouts de ficelle, le dilemme est à peine différent : être ou ne pas être sur les territoires bénéficiaires. Dans les deux cas, les outsiders devront rajouter un cran à leur ceinture déjà toute trouée et attendre que « l’écosystème » leur soit plus favorable.
Pour les médias de quartiers, il y aura peut-être comme un double effet pas cool. Devant une aide à la presse qui s’éloigne chaque jour des petits médias et qui participe au final si peu au renouvellement de la presse et de son économie, la perspective d’en bénéficier un jour, à coups de soumission drastique aux critères, semble désormais largement compromise. Le resserrement de la géographie prioritaire, certainement au bénéfice de l’emploi, du logement ou des transports, augure également une plus grande difficulté à faire vivre des initiatives qui portent sur l’éducation, les imaginaires, les représentations, et la nécessité de faire vivre des espaces de dignité et de réflexion dans un paysage médiatique qui arrive rarement à traiter la banlieue autrement que par la voie fait-diversière.
La loi des séries semble à terme condamner cette presse de banlieue qui n’aura jamais été considérée par ses aînées comme une équivalente digne de son intérêt. Au mieux elle est aura été vue comme un réservoir de fixeurs corvéables, au pire un alibi dont on essaie de se draper après chaque dérapage. Qui se souviendra que dans un climat économique dépressif le Bondy Blog a réussi pendant 7 ans à être financé à près de 60% par la monétisation de ses contenus ? Quel annonceur ira penser que Radio HDR ou Med’in Marseille peuvent générer des audiences locales et constituer de solides relais publicitaires ? Quel rédacteur en chef connaît la contribution du magazine Fumigène au renouvellement de l’iconographie sur les banlieues ? Et enfin quel patron de presse avouera que le site d’information de Presse & Cité innove en tentant de mettre en place un modèle hybride entre le crowdfunding et le journalisme participatif ?
Innovation, renouvellement, audience locale, monétisation… Autant de termes qu’on refuse à cette presse qu’on envisage uniquement comme l’adjuvant moral de la réparation sociale. Cette presse a certainement le défaut majeur d’être née des combats, des marches et des colères des quartiers populaires. Ni une vue de l’esprit de l’élite intellectuelle ou économique, ni l’accompagnatrice de la mue d’un parti, juste une presse née par effraction dans les urgences d’une nuit d’émeute, les élans juvéniles d’un atelier d’écriture ou les inextinguibles besoins de dire de ceux qui n’ont pas voix au chapitre. C’est cette ADN jugée douteuse qui suscite les réticences ou les rejets dans l’écosystème médiatique. Un écosystème tellement enveloppé dans sa morgue qu’il peine encore à constater les titres qui disparaissent, le morcellement des audiences, le précariat qui lamine la profession de journaliste, la prédation de grands groupes sur les médias indépendants et fatalement les innovations qui peuvent surgir pour mourir faute de soutien et de considération.
Le logique du sursaut doit de toute urgence s’imposer là où s’entretien la reconduite des sursis. Il ne s’agit plus d’accéder à la première place du banquet et de guider le couteau taillant les parts, mais bien de s’interroger : qui parmi les convives, des plus autorisés ou des plus périphériques, tente selon son niveau et ses moyens d’amorcer un changement ? Sans ce changement de paradigme, les nouveaux circuits du financement public ne sauraient que retarder les échéances. Et pour les médias des banlieues qui évoluent selon les courbes des crédits de la politique de la ville, les capacités d’adaptation ont été poussées jusque dans leurs ultimes retranchements.
Farid MEBARKI
Président de Presse & Cité