Marilaure Mahé, 1983-2013 : deux fois marcheuse

Marilaure Mahé (micro à la main)
Le 13-06-2014
Par Erwan Ruty

Parmi les 31 premiers marcheurs de la Marche pour l’égalité, puis parmi les marcheuses marseillaises de l’Appel du 1er juin 2013 suite aux multiples assassinats dans les quartiers Nord de la cité phocéenne, Marilaure Mahé n’a pour ainsi dire jamais cessé de marcher. Elle revient sur ces deux moments forts de mobilisation des quartiers, ce qui les lie et les différencie.

 

P&C : En 1983, qu’est-ce qui t’as amenée à t'engager aux côtés des marcheurs, pour beaucoup issus de l’immigration maghrébine, qui étaient alors les premiers à être victimes des violences « sécuritaires » ?
MM : Nous, on ne subissait pas le racisme comme les garçons, on ne nous tirait pas dessus, mais on était solidaires. On bougeait avec les garçons, on n’était pas assignées à notre genre. C’est eux qui parlaient le plus, car ils étaient les premiers concernés. Mais peut-être que chez les jeunes françaises, il y avait plus de conscience politique : Elizabeth était journaliste, Cécile et moi étions éducatrices… Mais on était finalement comme Kheira, des Minguettes, et qui était juste une fille qui bougeait avec les garçons ! Elle n’était pas assignée à son genre. Tout comme Patrick bougeait avec les jeunes arabes, maghrébins des Minguettes sans être assigné à son origine.



P&C : Mais d’où venait cette envie d’engagement, puisque tu n’étais pas concernée au premier chef ?
MM : A la sortie de certains procès, à 21 ans, j’aurais pu jeter des pierres ! Je me révoltais contre le fait que la société française ignore ces événements [les crimes racistes et « sécuritaires », ndlr], comme lors de la mort de Taoufik Ouanès [à La Courneuve en 1983, ndlr] ; il y avait un déni de réalité. C’était un trait de caractère. Mes parents étaient des militants tiers-mondistes qui allaient au CCFD [Comité catholique contre la faim et pour le développement, ndlr], des syndicalistes. Je suis née à Pornichet, près de La Baule, il n’y avait pas d’Arabes, mais ma mère, qui est née en Algérie, avait beaucoup souffert d’avoir ensuite quitté le Maroc où elle avait grandi. J’ai beaucoup baigné là-dedans. Je n’étais pas « arabe » au sens ethnique, mais quand j’étais gamine, je me sentais fille d’une maman algérienne. Ca m’a donné une sensibilité. Je suis partie en Algérie à 18 ans sans rien dire à personne. Puis après, je me suis installée dans un foyer de migrantes du Maghreb, plus âgées, pendant trois mois. Il fallait que je m’immerge dans cette réalité.



P&C : Lors de cette marche, vos rôles en tant que femmes, étaient-ils différents de celui des hommes ?
MM : On ne faisait pas à manger, on ne faisait pas le linge ni ne débarrassions ! C’était les militants qui nous accueillaient à chaque étape qui s’en occupaient. Mais c’est vrai que c’est les hommes qui parlaient en public, car c’est eux qui étaient directement concernés par les crimes. Même si Malika et moi intervenions en privé, et parfois aussi à la tribune. Kheira parlait souvent aux journalistes.



P&C : Trente ans plus tard, vous êtes à nouveau en marche, à Marseille, contre les violences qui frappent la ville. Votre expérience de 1983 y est-elle pour quelque chose ?
MM : Sur le plan de l’organisation, de la communication, sur la politique, on a compris beaucoup de choses en un mois de marche. C’était une expérience émancipatrice très forte, ça nous a fait grandir vite. Le fait de se dire : « si on veut, on peut », c’est formateur ! Pourtant, il n’y a pas eu beaucoup de réussite sociale chez nous. Il nous reste juste peut-être une attitude de sincérité : on ne sait pas se battre pour nous individuellement, mais seulement collectivement. C’est ça qui compte : se battre pour des valeurs. La Marche m’a fait rencontrer un nouveau cercle d’amis, et j’ai passé plus de temps à militer qu’à travailler, et même ma vie affective a été mêlée à ma vie militante.



P&C : Le contexte dans lequel la marche marseillaise du 1er juin 2013 s’est déroulée n’a pas grand-chose à voir avec celle de 1983, ne serait-ce que parce que les victimes et les assassins sont cette fois du « même côté », ce sont des « jeunes des cités ». Est-ce que quelque chose relie quand même ces deux mobilisations auxquelles tu as participé ?
MM : La Marche de 2013 n’a plus grand-chose à voir avec celle de 1983. Même si dans les deux cas, il s’agit de relever la tête. Mais ça, c’est commun à toutes les luttes sociales, comme quand des syndicalistes refusent la fermeture d’une usine. Il y a peut-être aussi un parallèle parce que beaucoup de familles sont d’origine étrangère. Le 1er juin était beaucoup une marche de femmes, mais ce sont toujours les hommes qui se font tuer, dans des règlements de compte cette fois. Ils sont à la fois victimes et auteurs. Les mères se mobilisent du coup, parce qu’elles en subissent les contre coups. Les hommes meurent ou partent, les femmes restent avec les enfants, et elles veulent être relogées pour que leurs enfants ne soient pas touchés. Avec nos mobilisations, on a d’ailleurs obtenu des relogements. Autre différence : la religion est beaucoup plus présente. Les mails finissent souvent par « Inch’ Allah ! », que l’on soit issu de cette culture-là ou pas ; on se pose plus la question de savoir s’il faut pratiquer le jeûne ou pas, s’il faut boire de l’alcool… ça nous influence.



P&C : Les pères semblent absents de ces mobilisations…
MM : Je n’aime pas qu’on ne parle que des mères, et pas des pères : ils sont victimes, mais par respect, il faut aussi les responsabiliser : ils peuvent être coupables. Parler des mères, des mères, des mères… on a l’impression qu’on en fait des pleureuses. Les femmes seraient les seules à qui on ne pourrait rien reprocher ? Il faut arrêter de les mettre en avant, arrêter de ne parler que de sécurité, de violence : il y a des causes, il faut travailler dessus. D’autant que maintenant, les jeunes filles ne sont plus avec nous. Elles trouvent peut-être un peu ringardes nos formes de politisation… Elles font autrement. Certaines se marient plus jeunes, ont des enfants plus jeunes, et de manière plus assumée, plutôt que de faire des études. C’est une manière de se rebeller contre la société peut-être, contre l’émancipation même ! Et celles qui font des études le font souvent pour être autonomes, pas pour s’émanciper…

 

Participez à la réunion de rédaction ! Abonnez-vous pour recevoir nos éditions, participer aux choix des prochains dossiers, commenter, partager,...