
Malek Boutih, député : l’aboutissement d’un combat

Député de l’Essonne depuis 2012 après avoir débouté de ce siège son ancien mentor fondateur de SOS Racisme, Julien Dray, le parcours de ce militant de l’antiracisme depuis les années 80, est édifiant à plus d’un titre ; il incarne pour ainsi dire celui d’une génération de Français, passés des « périphéries » de la société (ici : les bidonvilles de Nanterre où il a grandi), au centre (ici : un bureau au Palais-Bourbon). Son regard sur trente ans d’engagements à gauche brosse un portrait pour le moins contrasté de l’évolution de la société française et des quartiers.
P&C : On ne vous entend plus beaucoup évoquer les questions liées votre militantisme à SOS Racisme. Votre parcours personnel, après bien des difficultés, signifie-t-elle qu’il faille abandonner certains combats pour réussir ?
MB : Quand j’ai été élu député, j’ai considéré que c’était le fin de histoire d’une génération : celui combat d’une génération qui émerge dans le paysage alors qu’elle est vue et qu’elle se voit comme étrangère. On se demandait alors si on était Français ou encore étrangers. C’est l’aboutissement de ces combats qui réclamaient seulement le droit de vivre, rappelons-nous de l’assassinat de cet algérien dans le train Bordeaux-Vintimille [Habib Grimzi, défénestré d’un train par trois légionnaires en 1983, Ndlr], et d’être reconnu comme Français. Devenant député, une boucle est bouclée, une nouvelle histoire naît. Sur le champ de bataille des droits fondamentaux, les choses ont changé. Une présentatrice de télé noire ou rebeu, c’est devenu classique. Aux prochaines élections municipales, des têtes de listes de la diversité vont être élus. Ce combat a progressé, mais pourtant dans la même période, la marginalisation sociale de la jeunesse s’est accélérée. Et cela parce que la jonction entre les forces sociales traditionnelles et les banlieues ne s’est pas faite. Et c’est à cause des syndicats, des partis, conservateurs, qui considèrent encore les banlieues comme une marge, et non un moteur pour combattre le libéralisme. Tout ce dont on avait besoin pour s’en sortir a régressé. Les droits sociaux régressent, et les politiques d’enfermement progressent. La politique de la ville est devenue une politique de réserves. Vivre dans une cité est aujourd’hui plus dur qu’en 1983 : il y a eu une destruction des solidarités populaires du milieu associatif. Ceux qui font du business et les démerdeurs s’en tirent, pour les autres, s’est « chacun pour soi et Dieu pour tous ». Le bilan de ces trente ans est très paradoxal : le racisme primaire n’est pas plus fort qu’en 1983, mais la peur des ghettos est considérable. On est passé de la peur de la djellaba à celle de la casquette. L’actualité de la Bretagne le révèle : le pouvoir réagit avec beaucoup de patience. Si cinq gosses avaient fait pareil dans les banlieues, ils seraient à Fleury-Mérogis. Le rapport exotique aux banlieues domine encore à gauche, et c’est sur le terrain de la culture que l’offensive se fait. Mais cette contradiction républicaine, ce déséquilibre va être posé brutalement d’une manière ou d’une autre, peut-être par le FN.
P&C : Trente ans après la Marche, Harlem Désir est premier secrétaire du PS, mais quel est le bilan de SOS Racisme, qui a été créé dans la foulée de la Marche ?
MB : On s’est battus pour être des gens comme les autres. Harlem est un personnage institutionnel classique, son passé a peu d’influence sur ce qu’il est. Nul n’est définitivement lié à son origine. Et on ne doit pas avoir de culpabilité par rapport à ça. Oui, je ne suis pas une assistante sociale à vie. Il faut accepter que l’émergence n’est pas une trahison. L’idée est de dire aux gens : « ne vous laissez pas avoir par le modèle du ghetto. On peut s’en sortir en devenant fonctionnaire, homme politique… » Le bilan de SOS, c’est notamment la pratique des testings, qui a été validée par la Cour de cassation. Je crois que sans SOS, compte tenu de la violence infligée aux banlieues alors, on aurait une société en rupture, encore plus divisée, avec des violences sociales, religieuses très graves. On a imposé un rapport de force idéologique, un contexte culturel. La nouvelle génération a des relais dans le monde économique, culturel, et politique. Le poids électoral des banlieues est supérieur à celui des agriculteurs.
P&C : Et au-delà, dans la société, qu’est-ce qui a changé pour votre génération ?
MB : Maintenant, c’est nous qui allons devant les tribunaux pour être les accusateurs, plus les accusés. Quoi qu’on en dise, 2005 étaient des « émeutes républicaines », avec des gens qui s’exprimaient avec ce pays comme référence. Mais c’est vrai que SOS n’a pas eu assez de poids pour que les institutions politiques suivent ses revendications. Mais face aux forces de destruction du libéralisme, ces acquis ne vont plus durer très longtemps. La preuve : aujourd’hui, au bout de 18 mois de pouvoir, le bilan, c’est « zéro + zéro = la tête à toto ». Il n’a pas su saisir les opportunités offertes par les banlieues. On se rend seulement compte qu’on a des gens en face de nous, les religieux, avec qui on ne peut plus discuter. La nouvelle génération, les nouveaux cadres issus des quartiers sont trop jeunes. Quand une organisation agricole demande à des agriculteurs de casser la porte du Préfet, ils viennent. Par contre, si moi je fais pareil, il n’y a personne derrière moi. Les meilleurs éléments de notre génération n’ont pas fait de politique, parce que la politique ne leur a pas fait de place. Les enfants d’ouvriers veulent l’émancipation sociale avant l’émancipation politique. Ce n’est que quand celle-ci arrivera que l’accord entre les corps intermédiaires et les masses pourra se faire. Le désir d’émeutes de 2005 vient de loin. Il fallait que cette génération vive ça : la violence mène à l’impasse, elle est destructrice. Le prolétariat s’est émancipé par les luttes, mais aussi par l’école, et l’alliance avec les classes moyennes. Il faut être à la fois dans la réussite individuelle et dans la réussite collective.
Moi, on attendait que je claque la porte du PS, c’est pour ça que je suis resté : quoi qu’on subisse, on ne doit rien lâcher. Lâcher, quitter la pièce, c’est leur donner raison. Ma génération est partie de rien. Je suis né dans un bidonville à Nanterre et je suis député, les générations nouvelles réussiront encore mieux. La force de la vie est plus forte que celle des appareils.
P&C : Mais beaucoup de questions soulevées par cette génération restent sans réponse
MB : La génération de la Marche était française sans l’être. Leur message était ambigu. Ce discours, Convergence 84 n’arrive pas à le dire. La gauche et l’extrême-gauche avaient besoin de mythes de rechange, mais ils n’ont pas su former des cadres politiques. Ces organisations, comme la Cimade, les œuvres laïques, ont par ailleurs été ratiboisées par les politiques publiques. Elles ont été emportées par une grande vague de destruction des corps intermédiaires par la gauche. Ok, la nouvelle génération ne connaît pas cette Marche ; un jour, elle sera pourtant dans les livres d’histoire, quand la société française l’aura digérée. L’avantage, d’une certaine manière, c’est aussi que cette jeune génération n’est pas lestée par ce passé, comme l’ancienne l’a été par la guerre d’Algérie par exemple.
P&C : Peut-être n’est-elle pas assez liée à ce passé, justement. Aujourd’hui, certains jeunes nés en France se revendiquent facilement « Algériens », « Tunisiens » etc, alors que la génération de la Marche voulait absolument se revendiquer comme française.
MB : Les identités mythiques sont toujours plus faciles à porter que les identités réelles. Comme pour la communauté juive qui avait fui les pogroms d’Europe de l’Est, et du coup cherchait à tout prix la ressemblance avec les française, la génération suivante cherche à tout prix la différence. Paradoxalement, la réislamisation de cette génération ne veut pas du tout être réduite à de l’islamisme. C’est plutôt l’inverse d’un processus de désintégration. Comme quand certains français ont revendiqué leur régionalisme, leur identité bretonne ou basque… c’était en même temps que la République avançait dans ces régions.
Propos recueillis par Erwan Ruty