
Les Noirs : grands absents de la Marche

Surnommée « Marche des beurs » par les médias, la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 compte beaucoup d’absents. Parmi eux, les Noirs.
15 octobre 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme s’éloigne du quartier de la Cayolle à Marseille pour rejoindre la capitale. Dans ses rangs, 17 personnes. Aucun Noir. Quinze jours plus tard, à Grenoble, il est décidé que 32 marcheurs feront route pour Paris, pas un de plus, pour des raisons de sécurité. Toujours aucun Noir. Le 3 décembre, quand ils foulent enfin les pavés parisiens, ils sont accueillis par 100 000 personnes.
A Montparnasse, même constat : beaucoup de Maghrébins mais très peu de Noirs, comme en témoignent les vidéos d’archives de l’INA. « Nous les avons attendus mais ils ne sont pas venus », constate, amer, Bouzid Kara dans son livre La Marche (Acte Sud, 1984). Pourquoi une si faible mobilisation ? Les Noirs auraient pu s’identifier aux « marcheurs » qui suivaient l’exemple de Martin Luther King, instigateur de la Marche vers Washington, où 250 000 Américains s’étaient réunis le 28 août 1963 devant le Lincoln Memorial pour dénoncer la ségrégation des Afro-Américains.
Moins de violence
« L’histoire des Noirs et des Maghrébins pouvait difficilement se croiser à l’époque. » Pour Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), la Marche s’est créée en réaction aux vagues de violence essentiellement subies par les Maghrébins au début des années 1980. D’après les données du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), trois des 54 crimes « racistes » commis entre 1980 et 1983 sont perpétrés contre des Noirs. Tous les autres visent des Maghrébins. En découle un surnom malheureux : « Marche des beurs ». « Appellation qui a contribué à éloigner les Noirs de la Marche », explique Almamy "Mam" Kanouté, candidat aux élections municipales à Fresnes en 2012 et cadre du collectif Brigade anti-négrophobie.
Peu d’associations
« Le surnom "Marche des beurs" est une invention médiatique », tempère Farid L’Haoua, marcheur à l’époque et porte-parole du mouvement. Il explique que l’évènement s’adressait à tout le monde et pas seulement aux Maghrébins victimes de violences. Il voit une autre explication à l’absence de mobilisation des Noirs : « On était peut-être mieux organisé qu’eux au niveau associatif. Par exemple, le Cran n’existait pas. » Principal collectif défendant les Noirs face au racisme, il n’est créé qu’en 2005. Les Maghrébins, eux pouvaient compter sur de nombreuses organisations : l’Association des Marocains des France (AMF) créée en 1961 ou encore la Fédération française des syndicats algériens, fondée à la fin des années 1950. Elles ont toutes deux participé au Collectif d’organisation national, qui chapotait l’arrivée de la Marche dans la capitale. Dans ce dernier, une seule organisation d’immigrés d’Afrique noire : l’Association de regroupement des travailleurs maliens en France.
Moins nombreux
« On avait une, voire deux générations de retard sur les Maghrébins. », justifie Almamy "Mam" Kanouté. Une étude de l’INSEE montre en effet qu’en 1982, plus d’un million de Maghrébins vivaient en France contre 70 000 ressortissants d’Afrique subsaharienne. Il ne faut cependant pas oublier les Français d’outre-mer. En 1982, ils sont 282 300 en métropole, d’après un document du ministère du Travail. Pleinement citoyens français depuis 1946, Martiniquais, Réunionnais, Guyanais, etc. se sentent bien mieux intégrés et sont donc, comme le rappelle Louis-Georges Tin, loin des revendications d’égalité véhiculées par la Marche. « Les Noirs partageaient insultes et comparaisons simiesques mais les ultramarins avaient cette particularité de ne pas avoir de problèmes de papiers. » Ils ont donc fait défaut à l'occasion de la Marche.
Quelques irréductibles
Cette absence ne doit pas faire tomber dans l’oubli les participations épisodiques des Noirs à l’événement de 1983. Dans son livre, Bouzid Kara se rappelle du jeune Mamadou : « Il a fait une grève de la faim de dix-sept jours pour nous soutenir et nous a rejoint du côté de Breteuil. Mamadou a racheté par son action les Noirs absents des autres étapes, nous le considérons maintenant comme un frère. » A son image, ils sont quelques uns à s’être mobilisés, notamment au sein du collectif d’organisation national. « Quelques migrants Noirs, étudiants ou habitants des foyers Sonacotra ont défilé sur Paris », relate Almamy "Mam" Kanouté, bien placé pour le savoir puisque des membres de sa famille étaient mobilisés. « Je me sens proche de cette Marche. Je prône les mêmes valeurs aujourd’hui dans mon combat associatif et politique. »
C’est d’ailleurs grâce à elle, selon Louis-Georges Tin, que la lutte contre le racisme à pris de l’ampleur : « Elle a suscité une agrégation, la découverte de problèmes communs ». Et de conclure : « c’est l’histoire qui fait le destin et non l’inverse. »