
L’effervescence proto-politique de la jeunesse des banlieues : un phénomène précurseur ?

En 2006, un an après les émeutes que beaucoup de témoins de l’époque, essentiellement à gauche, se plaisaient à qualifier de « révolte sociale », le sociologue (de culture marxiste) Gérard Mauger publiait au contraire « L’émeute de 2005, une révolte proto-politique ». Tout était dit dans le titre, et brillamment analysé dans le développement de l’ouvrage : si, justement, l’émeute n’avait pas vraiment été une révolte véritable, c’est qu’elle n’avait trouvé ni moyen d’expression accepté comme tel, ni leader, ni revendication, ni débouché politique.
C’est que les banlieues, comme le reste de la France mais en avance sur elle, sont le laboratoire d’une dépolitisation certaine. Le lieu d’événements parfois violents, résidus d’une longue succession d’échecs et d’impasses politiques. Evénements desquels émergent à la fois des substituts à la politique comme mode de régulation de la société, et sans doute des manières de s’engager précurseurs d’une transformation profonde de l’ensemble de la société française. Car on peut interpréter ces émeutes comme un moment pivot de l’histoire des quartiers, mais aussi du pays, ouvrant la voie à deux destins possibles : soit celui d’une fin de cycle marquée par la tentative de résolution des conflits sociaux par la politique. Dans ce cas, les émeutes de 2005 seraient plutôt post-politiques, et conduiraient à d’autres moyens de réguler le social, comme le management libéral et la consommation (ce que Gramsci nommait « l’américanisme »). Autre hypothèse, les émeutes inaugurent un nouveau cycle politique, un moment d’ensauvagement de la question sociale (témoignage que les « classes laborieuses » pourraient redevenir des « classes dangereuses »), sous la pression d’une variété de populisme1, ne serait-ce que provisoirement et épisodiquement insurrectionnel, selon une tradition française très ancienne. Et dont la révolte des Gilets jaunes serait l’un des avatars… Dans ce cas, les émeutes peuvent être vues comme proto-politiques.
Des émeutes qui font suite à une longue série de défaites politiques
Il faut d’abord noter que la jeunesse de ces territoires s’est beaucoup engagée, avant et après 2005, contrairement au récit qui a couramment été fait d’elle. Mais ces engagements n’ont pas eu d’écho hors des quartiers. Il lui fallait visiblement crier plus fort que de raison pour se faire entendre. Les émeutes de 2005 sont ce cri puissant. Elle a connu tant de défaites et l’univers dans lequel elle se déploie a été si fortement frappé par les chocs de la mondialisation néolibérale, que les relais et moyens d’expression politiques traditionnels susceptibles de l’aider à y faire face se sont dissous. Elle a donc fini par s’investir dans plusieurs formes d’engagements de substitution : les plus répandues sont l’entrepreneuriat et les cultures urbaines, témoignant d’une forte convergence de ces quartiers vers le reste de la société française. Mais se sont aussi développés d’autres substituts, comme la religion et des formes atténuées de repli sur soi oscillant entre « communautarisme zombie » et indigénisme...
On peut regarder les émeutes de 2005 comme l’acmé d’une longue phase de violences urbaines multi documentées par la sociologie depuis la fin des années 1990, et dont la France semble être la terre d’élection (depuis Vaulx-en-Velin et Vénissieux dans les années 70, jusqu’à Grigny, Strasbourg en passant par Chanteloup-les-Vignes, Dammarie-les-Lys, Toulouse, Vauvert et tant d’autres). Ces phénomènes émeutiers semblaient d’abord relever d’une sorte de dynamique propre à une fraction des couches populaires françaises et circonscrits à un moment politique particulier : celui justement d’un épuisement générationnel après plus de vingt ans de luttes et d’échecs politiques de la part des mouvements issus des banlieues, depuis 1983 : après la marche pour l’Egalité, dite « des beurs » (ce « printemps qui a donné un hiver », selon l’expression du chanteur Rachid Taha) ; après la lutte (par Sos racisme d’abord) contre la « ghettoïsation » (et la violence endogène dans les quartiers) ; après l’impasse dans laquelle se retrouvent les mouvements politiques oeuvrant autour des banlieues (Sos racisme mais aussi France plus ou le Mib –Mouvement de l’immigration et des banlieues- ou encore le Fsqp –Forum social des quartiers populaires) ; après la trop lente intégration des minorités postcoloniales dans les partis traditionnels à leur juste proportion de la population française ; après l’impossibilité de construire une représentation communautaire de l’immigration ; après l’effondrement du Pcf. L’ensemble de ces phénomènes étant subsumés dans un contexte marqué par la désespérance sociale (dont témoignent les ravages causés par les drogues dures dans les années 85-95, particulièrement).
Il faut surtout replacer ces émeutes de 2005 dans un contexte national de plus en plus tendu, dont l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 n’est qu’un jalon : une campagne électorale marquée à droite par une surenchère sécuritaire (elle-même reflet des tensions qui assaillent le pays notamment autour des « incivilités » et de la délinquance juvénile, particulièrement issue de la jeunesse des banlieues) ; l’irruption de la question des violences faites aux femmes, spécifiquement qualifiées de « tournantes » dans les banlieues (irruption accentuée par la vague Ni putes ni soumises) ; les tensions croissantes autour des questions identitaires (appel des Indigènes de la République, émergence des postcolonial studies, polémiques autour du « racisme anti-Blancs » ou des questions liées à l’histoire de la traite négrière, hystérisation antisémite de Dieudonné et complotisme rouge-brun d’Alain Soral -personnages à l’influence « transclassiste » et « transculturelle »-) ; la politique hyper-sécuritaire de Nicolas Sarkozy prenant les « jeunes des quartiers » pour cible… Autant de moments où des opinions s’expriment de manière abrasive et hétérodoxe, d’autant qu’elles sont le fait de populations qui avaient l’habitude « d’êtres parlées » plus que de parler elles-mêmes.
Des banlieues tour à tour invisibles, inaudibles ou assourdissantes
Traduction de cet essoufflement politique : l’abstentionnisme qui touche l’ensemble des couches populaires françaises. Dès les régionales de 1993, elles s’abstiennent à plus de 50%. A 30% aux présidentielles de 2002 (59% aux législatives) –avec, pour le 21 avril 2002, 13% de plus d’abstention dans les ZUS qu’au niveau national (taux d’abstention de 70% en Seine-Saint-Denis, au premier tour)2. En 2017, 34% d’abstention à Saint-Denis, 43% à Vaulx-en-Velin (35% dans le département du Nord dans son ensemble). A quoi il faut ajouter une faible représentation dans les médias (4% des temps de parole à la télévision, contre 74% pour les « CSP+ ») et une quasi-absence à l’Assemblée nationale (5% d’employés, 0% d’ouvriers). Tout au plus notera-t-on un vote aussi épisodique que massif (souvent jusqu’à 70% au second tour) pour les candidats qui paraissent les mieux à même de normaliser la présence des habitants des quartiers dans le paysage global (Ségolène Royal en 2007, François Hollande en 2012, Emmanuel Macron en 2017), ou de barrer la route à ceux qui les pointeraient de manière trop explicite. On n’est donc ni dans un vote de classe, ni dans un vote à caractère communautaire, y compris au niveau local. Si le rêve politique n’a pas totalement disparu, il est résiduel, comme dans le reste de la société française, et revêt des formes « liquides », non structurées par une histoire ou une idéologie.
Conséquence, une partie de la jeunesse (qui souvent « tient » la rue) se sent légitime pour défendre « les siens », de manière violente si nécessaire. Mais les émeutes ne serviront pas de leçon aux forces politiques, syndicales, associatives, qui restent atones face à ces événements. Comment transformer une foule désorganisée en mouvement constructif ? C’est bien ce que se sont demandés des acteurs de terrain comme Mohamed Mechmache, qui travaille alors pour un club de prévention à Clichy-sous-bois : « Les émeutes étaient dans la continuité de ce qu'on vivait depuis trente ans. Il y avait un sentiment d'injustice, de colère enfouis. Personne n'avait pris la mesure de ce que disaient alors les lanceurs d'alerte. Toutes les structures censées créer du lien et encadrer la jeunesse ont fermé leurs portes ! Nous, on a essayé de politiser ces événements ! On a redonné la parole aux gens ! On a fait un tour de France, proposé des solutions, réveillé les consciences ! On voulait prendre en main notre destin ! »3 Aucune organisation ne viendra en aide à ceux qui tentent de transformer civiquement cette insurrection.
« Ces émeutes n’ont pas su s’inscrire véritablement dans un registre politique. Non pas faute de sens politique mais parce que ce sens n’a été porté par personne en dehors des jeunes acteurs eux-mêmes »4, résume Gérard Mauger. C’est en raison de cette violence émeutière, qui plus est émanent de populations sous-représentées, que personne ne les a relayées. Pourtant « ces émeutes s’inscrivent dans l’histoire des révoltes populaires françaises, juge le sociologue. Elles font penser aux émeutes paysannes des 17ème ou 18ème siècle, qui ne parlent pas : il y a un silence des émeutiers. On recommence à la case départ en 2005 avec des gens sans tradition politique telle qu’on la connaît en France. La désertion syndicale et politique des banlieues fait qu’ils étaient hors cadre. Les émeutiers n’ont pas trouvé le début d’un relai dans les partis ou les syndicats. Des formes d’encadrement sont à reconstruire. »5
On se trouve conséquemment dans une situation de brutalisation des rapports sociaux, faute de relais et de canaux de discussion, de négociation, de représentation, d’interpellation, d’expression. Non que les émeutiers soient fondamentalement des brutes6, mais leur isolement les empêche de trouver les débouchés politiques nécessaires. Certes des initiatives multiples issues des quartiers ont vu le jour après ces événements, dans le domaine des médias comme avec le Bondy blog, de l’emploi avec Mozaïk RH ou de la citoyenneté avec les Conseils citoyens. Mais aucun récit politique assez fort n’est venu raconter ces événements et leur donner une place dans l’histoire nationale. Si bien que les banlieues sont encore regardées comme un ailleurs de la société française, un microcosme pathologique à soigner, réprimer ou exclure.
Lorsque Mohamed Mechmache et l’association Ac ! Lefeu entreprennent leur premier tour de France des quartiers après 2005, ils vont à la rencontres de centaines d’habitants dans tout le pays, constituent un très volumineux cahier de doléances pour donner la parole à cette jeunesse qui en semblait privée… Et pourtant, ces citoyens hérauts des quartiers trouvent porte close au moment de se présenter à l'Assemblée nationale avec leurs cahiers de revendications. « Jean-Louis Debré nous dit : laissez vos cahiers au gardien ! » Ils ne font définitivement pas partie du paysage politique. Pour ceux qui rêvent de la méritocratie républicaine, c’est le pot-au-noir.
Dans cette situation, l’avenir des couches populaires issues des banlieues semble se dessiner en deux grandes tendances. D’un côté une adhésion à la société de consommation, que traduisent tant la nouvelle hégémonie des cultures urbaines (qui ont par ailleurs renouvelé l’ensemble de la culture populaire française, et accompagnent sa massification7) que l’engouement pour l’entreprenariat (souvent sous la forme de micro-entreprise). Des mouvements qui vont dans le sens d’une volonté de convergence avec la société libérale consumériste (désir d’ascension et d’intégration sociale). D’un autre côté : le repli sur soi dans une forme de ghettoïsation, marquée par l’économie souterraine voire la délinquance, ou par la communautarisation racialiste ou encore religieuse - par exemple salafiste ou évangéliste. Volonté donc construction d’un monde parallèle8.
Des mouvements qui ne sont pas politiques, mais témoins de pratiques, d’opinions, d’un rapport au monde et d’une identité sociale qui précèdent l’engagement, et sur lequel celui-ci peut se construire.
La dilution dans la société libérale comme substitut à ces défaites politiques
La première évolution possible est celle d’une banlieue diluée dans l’ensemble du corps social français, et de sa marche libérale-consumériste. Emmanuel Macron est bien le président de son temps, et son message porte auprès d’une partie des habitants des quartiers : des centaines de jeunes, le plus souvent cadres issus de la dite « diversité » se pressent à toutes les manifestations professant le credo de la méritocratie par l’entreprenariat : Aziz Senni le premier avec Claude Bébéar dans les années 2000 ; Yacine Djaziri avec La nouvelle Pme et Daniel Hierso avec Outremer network chez Xavier Niel ; Moussa Camara aux côtés de Pierre Gattaz avec les Déterminés ; le « Osons la banlieue » de Saïd Hammouche en 2015, avec Emmanuel Macron ministre de l’Économie ; « Startup banlieue » au Stade de France en 2017 ; le « Talent hub » de Nos quartiers ont des talents ou encore les opérations annuelles « Talents des cités »... Un gigantesque mouvement semble oeuvrer au développement des petits entrepreneurs issus des quartiers. Dans un contexte d’ubérisation du monde du travail9, dopé par le statut de micro-entrepreneur, ce nouveau dynamisme des quartiers dans ce domaine doit être noté, bien supérieur à ce qu’il est sur d’autres territoires. Cet engouement entrepreneurial n’est pas un fait politique en soi mais révèle néanmoins des comportements, des aspirations, un imaginaire qui correspondent à un moment politique… qui a vu l’accession à la présidence d’un Emmanuel Macron qui par ailleurs portait cette vision10 (quand bien même c’est Jean-Luc Mélenchon qui aurait été porté en tête, largement, au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 dans ces territoires).
Quoi qu’on en dise, un fait est là : un nouvel espoir a remplacé celui qui prévalait naguère en France pour qui venait des banlieues pauvres et des couches modestes, basé sur une identité fabriquée par le tarvail, l’émancipation via l’école, la participation citoyenne voire l’engagement politique. Ce désir d’entreprendre est porté par une manière d’être qui anime une partie substantielle de la jeunesse dans ces quartiers (et d’ailleurs) : individualisme, esprit d’initiative, difficulté à être soumis à une autorité hiérarchique ou à la discipline salariale (codes du monde du travail)… Le tout étant couplé à une réelle montée des valeurs néo-religieuses (même superficielles ou fantasmées), on peut sans barguigner assurer que le discours dominant est bien « Chacun pour soi, Dieu pour tous ».
Dans ce nouvel air du temps que respirent beaucoup de jeunes des banlieues, les cultures urbaines jouent plutôt un rôle social intégrateur, en créant un « en-commun », des références conquérantes partagées par toute une génération quelle que soient ses origines sociales et culturelles. Depuis Jamel Debbouze, le stand up est devenu un art populaire à part entière dont témoignent des personnalités issues des quartiers et des minorités, d’où le succès de dizaines de jeunes artistes comme Fary ou Yacine Belattar –devenu conseiller « banlieue » du président Macron, après que le rappeur étoile filante Rost a été celui de Hollande). Surtout, le hip-hop, est lui maintenant le cœur battant de la culture mainstream, une large part du rap lorgnant dorénavant vers la pop, pour constituer une sorte de « hip-pop ». Accréditant cette lame de fond, les victoires de la musique récompensent chaque année une cohorte sans cesse grossissante d’artistes issus de cette galaxie (parmi lesquels Nekfeu, Orelsan, Maître Gims, Mhd, Damso, Bigflo & Oli ou Soprano et, dernière mode, PNL). Certains en sont désabusés : « Les prolétaires sont des bourgeois dans une salle d’attente », se lamentaient naguère l’un des membres du groupe de rap la Caution. Et IAM, valeur ancienne du rap, de parler de « Rap de droite ».
Ces tendances sont empreintes des valeurs et pratiques dominantes de la société de consommation. Tout autant que les dérives maffieuses (dont témoigne la fascination envers le personnage de Scarface), que la face sombre de celle-ci, excroissances négatives d’un consumérisme maladif ou avorté. Faute de pouvoir accéder pleinement à une omniprésente société de consommation qui se déploie de la manière la plus aguicheuse, on en mime les pratiques et les codes. Ce dévoiement a été très bien décrit par des œuvres littéraires ou cinématographiques comme « Le monde est à toi » (film de Romain Gavras), « Tout ce qui brille » (Géraldine Nakache et Hervé Mimran), « Une fille facile » (Rebecca Zlotowski) ou « Divines » (de Houda Benyamina), voire « Tout, tout de suite » (livre de Morgan Sportes de manière plus extrême).
Là encore, des formes d’adhésion à une culture donnée sont le terreau de constructions mentales, d’identités et de groupes affinitaires autour desquels va pouvoir se construire un univers politique plutôt mainstream : il n’est pas question de revendiquer l’émergence d’une société alternative (ou seulement dans les mots), mais de pouvoir participer à la société dominante, ou du moins en partager le rêve.
La ghettoïsation néo-communautaire
Mais une autre évolution possible est la ghettoïsation. Elle se traduirait par un séparatisme social à la fois subi et attisé par un narcissisme identitaire exacerbé, visible à travers des phénomènes comme la racisation des rapports sociaux, la balkanisation de l’espace social (largement dû à l’évitement de la part d’une partie des classes populaires, moyennes et supérieures) et la déferlante religieuse, sous la pression d’un islam et d’un évangélisme majoritairement conservateurs si ce n’est réactionnaires et oppresseurs.
Ces tendances sont à replacer dans un contexte plus général de dévaluation progressive des références universalistes, voire humanistes. Dans le milieu associatif, les apôtres des postcolonial studies se voient eux-mêmes peu à peu dépassés par une nouvelle radicalité militante, imprégnée par les discours et pratiques des campus états-uniens. De nouveaux discours et formes d’action s’enracinent : d’abord la pensée « décoloniale » (et les Indigènes de la République de Houria Bouteldja). Cette forme-là d’activisme politique n’est portée que par un nombre réduit de personnes, pourtant son influence est réelle, en particulier dans le monde universitaire et militant (par exemple à l’Unef, à Sud et jusqu’à Sciences Po), un peu à la manière dont l’effervescence radicale touche les campus états-uniens. Avec une capacité réelle à faire naître de nouvelles catégories du bon et du mauvais et à créer une nouvelle grille d‘explication du monde, mais aussi à influencer largement les mentalités par un récit simple et victimaire, via les réseaux sociaux en particulier11.
On peut rapprocher ce mouvement de certaines tendances témoignant d’un communautarisme de basse intensité, un communautarisme sans communauté12, reprenant un certain nombre de codes et de pratiques issus des pays anciennement colonisés et les réinterprétant à partir de codes et de pratiques françaises (ainsi que des Etats-Unis). Il en est ainsi des interdits alimentaires, mais aussi des manières de s’habiller, les deux mêlant parfois influences religieuses et consuméristes (voile, marques de luxe et sportswear étant par exemple volontiers mêlés)13 : l’action de l’Alliance citoyenne, à Grenoble, un des acteurs fers de lance du community organizing en France, pour défendre le burkini, est caractéristique de cette imprégnation du militantisme de terrain par des techniques et un discours directement importés des Etats-Unis, utilisé par des minorités militantes actives dans les banlieues.
Cependant aucun vote à caractère communautaire ne parvient à voir le jour. Pour autant, en empêchant l’apparition de groupes politiques strictement communautaires, le système républicain bride l’expression d’identités alternatives, a fortiori postcoloniales (en particulier du fait de même de sa difficulté à penser l’histoire de la République coloniale). Par voie de conséquence, il empêche l’autorégulation des réflexes communautaires rémanents sans pouvoir pour autant en étouffer tout à fait les expressions naissantes. Si bien que ces expressions se font de manière non-régulée, individuelle, le groupe communautaire étant aussi évanescent qu’impuissant. Faute de régulation par des institutions républicaines elles-mêmes par ailleurs dévitalisées symboliquement, ou par des groupes communautaires frappés d’incapacité, cette expression se produit sous des formes plus ou moins exacerbées, fantasmatiques, que l’on pourrait qualifier de « communautarisme zombie », qui est une forme atténuée de ghettoïsation mentale mais aussi d’implication proto-politique.
Un « devenir banlieue de la France »
On peut ainsi penser que les émeutes de 2005 sont le témoignage d’un échec de la forme d’intégration républicaine traditionnelle telle que les habitants des banlieues l’avaient rêvé depuis les années 80, et dont la matrice étaient l’Etat et la politique. Elles sont la conséquence non seulement de la condensation sur un même type de territoires de crises économiques, sociales, culturelles, raciales ainsi que de vaines tentatives de politisation.
Elles sont aussi le point de bascule vers d’autres formes d’engagements, refondatrices d’une identité nationale en déshérence. Engagements entrepreneuriaux, culturels, néo-communautaires, néo-religieux… Ces nouvelles formes dessinent un futur orienté vers une société gérée tout entière par des valeurs et pratiques néolibérales, une société de marché totale, archipélisée.
A moins qu’au contraire les conflictualités dont les banlieues ont été le témoin ne s’étendent à d’autres secteurs de la société, provoquant une période de troubles sporadiques, des formes de populismes plus ou moins insurrectionnels, pouvant déboucher sur un avenir beaucoup plus incertain.
Il est en effet perceptible que les contestations éruptives issues des banlieues ont connu des résonnances dans les autres catégories de la population française, résonnances qui sont restées jusqu’à aujourd’hui souterraines. Lorsque Julien Bayou et ses comparses fondent en 2005 le mouvement de stagiaires « Génération précaire », alertant sur la dégradation des conditions d’emploi des jeunes entrant sur le marché du travail (quoique issus de milieux plutôt aisés ou de classes moyennes), il ne sait pas que ce mouvement renvoie à un autre, le collectif Stop précarité de la Cgt, largement issu des banlieues, monté par des jeunes précaires de chez Mac Donald’s, Maxi livre, Quick, Disney et Pizza Hut, et dont l’initiateur, Abdel Mabrouki, avait connu un vif succès au début des années 2000. Mouvement raconté dans un livre titré… « Génération précaire »14, narrant la même réalité qui avait déjà affecté des couches plus populaires antérieurement. De même lorsque le 25 décembre 2018, quatre Gilets jaunes, venus de Mende, se font interdire l’accès à l’Elysée après des centaines de kilomètres et trois semaines de marche, alors qu’ils voulaient remettre au président de la République leurs doléances, ils sont bien entendu à des années lumières de Clichy-sous-bois et de Mohamed Mechmache qui avait connu le même sort quinze ans plus tôt. Et pourtant, quoique touchant des milieux sociaux-culturels très différents, Gilets jaunes et émeutiers de 2005 correspondent en bien des caractéristiques. Ce que les observateurs pressés ont tôt fait d’évacuer pour au contraire chercher les dissemblances qui pourraient les séparer afin de correspondre à une lecture rappelant un peu trop facilement celle de Christophe Guilluy (banlieues multiculturelles de grands ensembles versus banlieues pavillonnaires « blanches »). Une autre sociologie des couches populaires et de leurs insurrections et révoltes reste visiblement à pratiquer.
Car l’influence des banlieues est déterminante, y compris auprès de fractions de la population française qui leur semblent éloignées. Et si Achille Mbembe parle de « devenir nègre du monde », nous sommes convaincus qu’une francisation de ce devenir peut être, elle, qualifiée de « devenir banlieue de la France », ou de « devenir périphérique de la France ».
- 1 - En cela qu’il redonne temporairement une capacité d’action, parfois violente, et d’influence politique aux citoyens, sans passer par leurs représentants et corps intermédiaires ni par les formes traditionnellement admises d’expression de la conflictualité politique.
- 2 - Chiffres de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « La démocratie de l’abstention » ; Alain Mergier et Philippe Guibert, « Le descenseur social »
- 3 - Entretien au site presseetcite.info (octobre 2015)
- 4 - Gérard Mauger, « L’émeute de 2005 », p. 144
- 5 - entretien au site presseetcite.info (novembre 2015)
- 6 - Voir à ce titre le très riche documentaire se Samuel Luret et Marwan Mohammed donnant la parole à ces émeutiers (« La tentation de l’émeute ») ou même le film de Ladj Ly, « 365 jours à Clichy-Montfermeil »
- 7- Telle que définie et critiquée par l’Ecole de Francfort puis Christopher Lasch
- 8 - Le djihadisme étant une forme extrême de sortie du monde commun, conséquence concrète de l’échec de toutes les tentatives traditionnelles de politisation des banlieues, et une forme d’engagement selon des modalités guerrières.
- 9 - Selon le rapport 2018 de l’Observatoire national de la politique de la ville, la part du secteur « Transports et entreposage » dans les créations d’entreprises était trois fois plus élevée dans les QPV que dans les quartiers environnants.
- 10 - A ce titre, la « start-up nation » est bien le parangon de l’américanisme tel que défini par Antonio Gramsci, c’est-à-dire un système dans lequel l’Entreprise a remplacé l’Etat comme organe de production de l’hégémonie économique et symbolique : l’Entreprise, et non plus l’Etat, est même devenu l’organe par lequel pense la communauté.
- 11 - Actifs y compris dans la (re)production de vocables et pratiques comme l’intersectionnalité, les réunions non mixtes, l’appropriation culturelle, la racisation…
- 12 - Expression de Catherine Withol de Wenden et Rémy Leveau (in « La beurgeoisie »)
- 13 - Au même titre d’ailleurs que d’autres fractions de la population urbaine, écologistes par exemple, développent des interdits alimentaires et de consommation, pouvant signer des engagements proto-politiques eux aussi
- 14- aux éditions Le cherche midi, 2004