
La jeunesse, nouvelle « classe dangereuse » ?

Le démographe Emmanuel Todd a analysé les mouvements profonds des sociétés à travers les évolutions de leurs populations. Evolutions qui contribueraient à déterminer à quoi ressembleront les sociétés à venir, en particulier la manière dont les tensions provoquées par l'émergence d'une nouvelle classe d'âge sont résolues par les pouvoirs en place.
En général, les pays les moins démocratiques sont les plus rigides, et là, si le roseau des pouvoirs ne ploie pas toujours, il peut rompre. Cela a été valable en Tunisie. En Egypte. Et, malgré la répression, cela sera peut-être le cas en Iran. En Europe, la jeunesse est la fraction de la population la plus touchée par le chômage et la précarité. Dans les sociétés où le poids de la famille domine celui des individus, comme en Espagne ou en Italie, les solidarités familiales permettent d'amortir relativement les chocs. Mais la jeunesse y est dans la rue, qu'elle soit « indignée » à Madrid ou à Tel-Aviv, « violette » en Italie ou franchement rebelle en Grèce.
Car, partout la réalité y est la même : une large fraction des trentenaires n'a pas de moyens de subsistance suffisants, et vit aux dépends d'autrui. En France et en Angleterre, c’est l'Etat ou la « communauté » qui veillent à ce que la jeunesse reste tranquille. Ou du moins veillaient, car l'Etat-Providence vacillant n'y assure plus la redistribution qui permettait à cette jeunesse de patienter en s'intégrant progressivement au monde du travail, d'emplois précaires en stages, de petits boulots en marché noir. Les Youth Centers ferment les uns après les autres en Grande-Bretagne. Les Régies de quartier françaises sont en plein marasme, sans parler des Centres sociaux et des Maisons de jeunes ; et les subventions aux petites associations qui faisaient vivre mille et un quartiers depuis les années 80, fondent comme neige au soleil, au profit, parfois seulement, de prétendus projets de « formation ». Signe d’un pouvoir décroissant de la politique et de la citoyenneté au bénéfice de celui du monde de l'entreprise, les formes traditionnelles d'engagement n'y sont plus vues comme porteuses d'avenir. Et l’entreprise n’embauche pas, pour des rasions que la raison ignore, mais que le libéralisme mondialisé connaît très bien.
Alors, de manière chaotique, entre rébellion face à un Etat qui promet la République pour tous mais ne parvient pas à ralentir la ghettoïsation en France, razzias contre une société de consommation qui promet la prospérité mais ne donne pas de « jobs » en Angleterre, insurrection face à un régime policier et corrompu qui promet une élévation du niveau de vie mais créé de plus en plus d'inégalités en Tunisie, et indignation néo-militante contre une classe politique qui capitule sous les coups de boutoir des bulles économiques en Espagne, partout la jeunesse donne du fil à retordre aux pouvoirs en place.
En France, engagée dans la mouvance altermondialiste dans les années 90, ou émeutière dans les années 2000, elle n'a pas trouvé la formule susceptible de faire ployer cette oligarchie. Mais rien n'indique qu'elle cherchera à chausser les pantoufles de ses aînés quand ils passeront le relais. D'autant plus que le jeunisme est une valeur dominante dans la classe (d'âge) qui est au pouvoir, qui est celle qui a fait mai 68 : les vieux restant frappés de jeunisme jusqu'à la retraite au moins, et la vraie jeunesse se prolongeant donc de plus en plus longtemps, le passage de relais ne se fera pas sans mal. Car à force d'être marginalisée, cette jeunesse a fini par créer à ses marges une société parallèle avec ses codes, son langage, ses valeurs, caricaturant parfois celles des aînés : efficacité, pragmatisme, individualisme, consumérisme, relativisme, « zappisme » (sentimental, professionnel, citoyen...), tout autant que tolérance, métissage et hybridation culturelle...
Mais le jour où la jeunesse s'éveillera... les institutions de la Vè République trembleront !
Erwan Ruty