Julien Dray : « La Marche des beurs, c’était une manif’, pas une révolution »

Julien Dray / Crédit photo DR
Le 06-12-2013
Par Julien Wagner / CFPJ

Vice-président de la région Île-de-France, Julien Dray est le « papa » de SOS Racisme, un mouvement qu’il fonde fin 1984 avec Harlem Désir. Il nous livre ici sa vision de la Marche dite "des beurs", des circonstances de la création de SOS et des attaques en récupération politique dont l’association a fait l’objet. Sa parole devenue assez rare, nous en avons profité pour évoquer avec lui le combat antiraciste aujourd’hui.



P&C : Comment expliquez-vous qu’une quinzaine de jeunes beurs des Minguettes entament une marche à Marseille, et que, un mois et demi plus tard, 100 000 personnes sont à Paris et les accompagnent ?

S’ils ont démarré dans une relative indifférence, la cause, elle, existait. Elle faisait déjà la une de l’actualité depuis plusieurs mois. Ce qui se passait dans la banlieue lyonnaise notamment, la violence, les crimes racistes. Il existait le besoin d’une réaction. Des milliers de gens voulaient crier leur rejet du racisme et de la violence. A travers cette Marche, ils ont trouvé la possibilité de l’exprimer. Et puis, il y avait, je crois, une volonté de solidarité avec les jeunes et les acteurs associatifs. Ils étaient en première ligne et en prenaient plein la tête. Enfin, si la Marche a connu une telle réussite, c’est aussi grâce à la gauche, qui a fournit le gros des troupes du 3 décembre à Paris. La gauche militante au sens large, associatifs et syndicalistes. Rien que pour ça, entendre dire ensuite que la gauche a récupéré le mouvement, ce n’est pas très sympathique.


P&C : A ce moment là, percevez-vous cet élan, et songez-vous déjà à la création de SOS Racisme ?

Oui, on le perçoit. On sent qu’il se passe quelque chose, que ça peut être un départ. Mais non, je ne songe pas à la création de SOS Racisme en tant que tel. Je pense qu’il va se passer quelque chose et qu’il faut le faire vivre. A cette époque, je suis plutôt dans une dynamique culturelle. Mon sentiment est que la culture est un élément fédérateur de la jeunesse et que, par ailleurs, elle est porteuse d’un message antiraciste et généreux. Il y a donc une rencontre à organiser entre les deux. J’appartiens à une génération militante qui a connu le succès de Rock Against Racism, une mobilisation de plusieurs groupes de rocks anglais contre le racisme avec des concerts. Je prolonge simplement cette réflexion.


P&C : Contrairement à SOS Racisme, la Marche n’a pas vraiment traversé les années …

Ce n’est pas la même chose. On ne peut pas comparer. J’ai beaucoup de respect pour les marcheurs mais, la Marche des beurs, c’était une manif, un fait social, pas une révolution.


P&C : Vous trouvez qu’on en fait trop ?

Non, non, non, simplement, en termes de fait de société, SOS Racisme n’a pas du tout le même impact, c’est tout. Sans hiérarchiser l’un par rapport à l’autre, SOS est un mouvement qui va être ancré dans le temps, qui va mobiliser toute une génération, qui va s’affronter de manière très violente avec la droite en place entre 1986 et 1988, et qui va contribuer à la mobilisation de la jeunesse comme jamais auparavant.


P&C : Comment expliquez-vous justement le succès de SOS Racisme dans le temps comparativement à celui de la Marche ?

On avait bien analysé ce qu’il fallait faire. Nous nous sommes focalisés sur le combat pour l’égalité et sur la dimension « tous ensemble » plutôt que « les uns contres les autres ». Ensuite, on a su utiliser au maximum les instruments modernes de communication à notre disposition. Et puis, il faut être honnête, nous avions une expérience militante que eux n’avaient pas. Mais, contrairement à ce qu’il se raconte, personne n’a été exclu. S’ils avaient voulu, ils auraient été là, avec nous. Certains marcheurs se sont d’ailleurs spontanément retrouvé autour de SOS.


P&C : Abdellali Hajjat, auteur de La Marche pour l’égalité et contre le racisme, écrit dans son livre que vous aviez invité les marcheurs à vous rejoindre mais qu’ils ont refusé. Est-ce exact ?

Non, c’est très compliqué. D’abord, il n’y a pas eu de démarches collectives mais que des démarches individuelles. Et puis, on ne les a pas invités plus que ça. Il y a eu une rencontre, au tout début, en novembre 1984, entre Harlem Désir, Toumi Djaïdja et le père Delorme. Harlem leur a présenté ce qu’il voulait faire, mais il n’y a pas eu de suite.


P&C : Certains disent que des dissensions sont apparues entre les marcheurs et SOS Racisme sur la question palestinienne…

Je réponds encore là-dessus mais je l’ai déjà fait. La Marche des beurs s’achève en décembre 1983. A la fin de cette marche, le noyau dur des marcheurs ne veut plus militer, voilà. Que trente ans après, avec la nostalgie, certains disent « on aurait pu »… La vérité c’est qu’à l’époque, ils ne voulaient pas devenir des militants à plein temps. C’est pour ça que la chronologie est très importante pour éviter les confusions. Ils ont tout simplement refusé de continuer. Un refus qui va donner naissance à un mouvement qui regrettera le départ des marcheurs, les JALB, les Jeunes Arabes de Lyon et banlieue. Eux ont la volonté d’essayer de faire vivre quelque chose. Il y aura d’ailleurs une seconde marche avec Convergence 84, la marche des mobylettes, mais qui aura beaucoup moins de succès. SOS ne naît qu’au sortir de tout ça. Il ne pouvait donc pas y avoir de convergence entre les marcheurs et nous, puisque de l’eau avait coulé sous les ponts et que le noyau dur n’était plus là. SOS et les marcheurs participent d’un processus commun, mais sont deux choses distinctes. Tout ce qui conduit à dire « ils ont récupéré, ils ont écrasé, ils ont empêché que » est un raccourci historique qui ne dit pas la vérité.


P&C : Dans une interview récente au Monde, vous revendiquez un projet de départ très ambitieux pour SOS Racisme, à savoir, l’« hégémonie intellectuelle ». Or c’est justement l’un des reproches souvent adressé à cette association, en particulier par la nouvelle droite…

Oui, c’est vrai, mais attention, je dis aussi que l’antiracisme ne peut pas être l’alpha et l’omega de la pensée de gauche. Elle ne peut en aucun cas être une pensée de substitution aux questions sociales et aux enjeux du combat pour l’égalité sociale. L’hégémonie culturelle, c’est de parvenir à dire et faire admettre par une immense majorité que la pensée raciste et les idées racistes ne sont pas des idées comme les autres. Il n’y a pas égalité entre un raciste et un antiraciste, ce n’est pas vrai. Dans notre société, être raciste est un délit, et c’est tant mieux.


P&C : Vous parlez également de mission culturelle. Que voulez-vous dire ?

Le combat, pour nous, était aussi un combat éducatif, contre les préjugés. Un combat de la connaissance contre l’ignorance, un combat pour l’apport que représente la diversité. Le combat culturel, c’est défendre que la richesse naît aussi de la confrontation et du mélange, qu’il y a beaucoup à apprendre de l’autre.


P&C : Il y a trente ans vous avez créé une association dont l’objectif affiché était la lutte contre le racisme et contre le Front national. Aujourd’hui, la parole raciste est hystérisée et le Front national au plus haut. Ne peut-on pas dresser un constat d’échec ?

D’accord, et que se serait-il passé s’il n’y avait pas eu SOS ? On est dans la spéculation historique là. C’est une question incroyable, il n’y a qu’à SOS qu’on demande ça ! La vérité, c’est que le tournant n’est pas dans la création de SOS Racisme. Le vrai tournant se passe à la rentrée 1988. La gauche et François Mitterrand gagnent les élections présidentielles en partie poussés par ce mouvement générationnel. Et dans l’action gouvernementale qui va suivre, aucun élément ne va y répondre ni le valoriser. Au contraire, un an après, Michel Rocard appelle à des tables rondes consensuelles dont le but est d’enterrer le dossier. Le vrai reproche, il n’est pas à faire à SOS. Nous avons été écoutés, oui, mais pas entendus. Cette situation va d’ailleurs conduire à des conflits majeurs entre l’association et la gauche socialiste. Pour preuve, lors d’une manifestation en mars 1992, SOS refuse de défiler avec l’état major socialiste. Et ça, tout le monde l’a oublié.


P&C : SOS Racisme défendait alors un projet universaliste. Or, le combat antiraciste est aujourd’hui morcelé. Certaines associations combattent la négrophobie, d’autres l’islamophobie, d’autres encore l’antisémitisme, quand ces groupes n’en arrivent pas parfois à se combattre les uns les autres. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?

La division n’est jamais bonne. La concurrence non plus. L’opposition entre les uns et les autres, la concurrence mémorielle, la segmentation du combat, pour moi, tout ça n’est pas bon. Mais il y a des causes qui expliquent cela. La gauche n’a pas été assez volontaire dans la politique de lutte contre les discriminations, dans la revendication et l’affirmation d’une France métissée. De l’autre côté, face à cette situation, les mouvements associatifs n’arrivent pas à sortir de leur fonction de témoignage.


P&C : C’est à dire ?

Ils forment une borne repère, morale, mais qui n’arrive pas, dans ses formes d’organisation, dans ses propositions et dans son discours, à être un mouvement à l’offensive, qui revendique un projet de société.


P&C : Comment aujourd’hui combattre le Front national ?

Je pense qu’il y a un combat de fond qui n’est pas mené. Le Front national est un mouvement basé sur un sentiment terrible, avant même le sentiment raciste, celui du déclin. Il vit sur l’idée que la France est en train de disparaître, qu’elle est devenue une sous-nation, et ce d’autant plus qu’elle se croit envahie. Tant qu’on ne sera pas capable de s’attaquer à ce discours-là, on sera toujours sur la défensive. Le cœur de la confrontation avec le Front national est là. Ca ne veut pas dire qu’il faille nier la réalité des problèmes, d’intégration, de communautarisme, de ghettoïsation sociale ou de violence. Tout cela existe, mais doit être remis dans une perspective historique. Et la perspective historique sur laquelle la gauche doit se situer, c’est de dire « il n’y a pas le déclin ». Au contraire, la France est en mutation, une mutation qui va lui donner une force supplémentaire.


P&C : SOS Racisme est un des premiers mouvements à revendiquer l’intégration plutôt que l’assimilation. Où en est, selon vous, ce processus tant décrié en France ?

J’ai lu ce week-end une interview du sociologue Adil Jazouli, et nous nous rejoignons sur au moins un point : l’intégration est un mouvement historique irréversible. Et, contrairement à ce que pensent les racistes, il se fait dans un renforcement de la France. Seulement, la représentation symbolique de ce mouvement pose problème. Elle n’est pas à la hauteur de cette dynamique, notamment dans le monde politique et syndical. Cette représentation symbolique devient même aujourd’hui un obstacle, car elle a intégré les angoisses et les peurs mais mis de côté le caractère positif.


Propos recueillis par Julien Wagner
 
 

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