
Frontière intérieure

1789. De peur de se voir étouffée par les monarchies européennes, la fragile révolution française allait durablement ébranler l’Europe en portant son élan au-delà des Alpes et du Rhin, jusqu’aux confins du Nil. 2011, les petits calculs électoraux faits sur le dos des révolutions arabes, soldent définitivement l’héritage révolutionnaire. Aux peuples ivres de liberté du sud de la Méditerranée, on brandit ici les racines chrétiennes de la France. Cherchez l’erreur.
Même monté sur talonnettes, le regard des dirigeants français semble irrémédiablement bloqué sur les derniers sondages et les échéances électorales de 2012. Ce décalage pourrait être risible s’il n’était pas révélateur d’une profonde rupture. Le couvercle idéologique né des attentats du 11 septembre, relayé dans les médias, enseigné par les intellectuels de service et mis en pratique par une bonne partie des armées occidentales, montre aujourd’hui sa vacuité. Point de choc des civilisations, mais plutôt un rendez-vous… malheureusement raté.
De Damas à Tanger, les sociétés muent, les opinions publiques émergent, l’éducation émancipe, les libertés s’arrachent et l’information circule. En refusant cette réalité pour lui préférer la menace terroriste ou migratoire, les dirigeants occidentaux ont largement contribué à consolider des régimes impitoyables honnis par leurs peuples mais qui tenaient par l’adoubement explicite ou tacite des démocraties occidentales. Effet collatéral d’une realpolitik post-coloniale ? Pas seulement. Les révolutions arabes ont également mis la lumière sur les amitiés coupables entre dirigeants des deux rives de la Méditerranée et l’affairisme débridé qui les scelle. Système poussé jusqu’à la caricature par l’ancienne ministre des affaires étrangères qui ira jusqu’à proposer « le savoir faire » contre-insurrectionnel français au régime pantelant de Ben Ali.
Ancienne ministre de l’intérieur en poste lors des émeutes de Villiers-le-Bel, son expertise de ce savoir faire ne peut être remis en cause, tellement le regard porté par nos dirigeants sur les pays arabes est constitutif de leurs rapports avec les banlieues où vivent immigrés et descendants d’immigrés. Depuis une dizaine d’années, à la sociologie les politiques ont préféré l’idéologie pour expliquer les quartiers populaires. Un prêt à penser du pire où s’articulent les bandes ethniques, les prêcheurs fanatiques, le sexisme menaçant, le racisme anti-blanc, la violence atavique, les maffias, la racaille et les voyous. Rémanence des rhétoriques coloniales réactivées au gré d’un fait divers ou d’une échéance électorale, cette menace doit absolument être contenue sinon éradiquée sous peine d’envoyer par le fond la civilisation française. Cette vision justifiant les politiques de la matraque, fait système avec le tropisme de nos élites politiques pour les dictatures à même de contenir ces peuples vus uniquement au prisme de leurs supposés penchants pour la violence, le fanatisme religieux et les frontières françaises.
Même si les révolutions arabes n’ont pas encore sérieusement entamé ces représentations, elles vont probablement à leur corps défendant renforcer le verrou idéologique qui actuellement commande la gestion des quartiers populaires. Si la frontière entre le nord et le sud de la Méditerranée se construit sur d’autres références que l’altérité radicale ou l’absence de démocratie, force est de constater que le piteux débat sur l’identité nationale, le constat fallacieux d’échec du multiculturalisme, la remise en cause ad nauseam de l’islam et les louanges faites aux racines chrétiennes de la France, accusent irrémédiablement tout ce qui n’appartient pas au « corps français traditionnel ». Dans son acharnement à tracer une frontière intérieure, la droite crée les conditions d’un clash des civilisations franco-françaises que subiront les quartiers populaires.
La quasi absence de réaction aux révolutions arabes dans les banlieues au-delà de l’espace familial, interroge également sur la capacité de ces révolutions à faire levier en Europe autrement que par chancelleries interposées ; en mobilisant directement les peuples et singulièrement ceux dont les liens familiaux ou historiques renvoient à la rive sud méditerranéenne. L’absence d’investissement politique dans cette ressource constituée par les immigrés, bi-nationaux ou descendants d’immigrés ; médiateurs potentiels d’une mondialisation douce, l’injonction assimilationniste ou tout simplement les effets conjugués du temps et des ruptures générationnelles, risquent ici de désarmer davantage les quartiers populaires dans ce clash dont le prélude vient de commencer.
Dans une société qui se tasse et qui peine à renouveler ses valeurs et ses imaginaires à un moment d’accélération sans précédent, qui consume sa jeunesse, s’enferme dans des conservatismes empruntés à la fois au musée de la troisième République et aux valeurs post-soixante-huitardes, et où à défaut de mobiliser les passions sur les problèmes réels, il est désormais légitime de cogner publiquement sur tout ce qui incarne l’étranger : l’islam, les Roms, les banlieues… Il est peu probable que les Français, depuis leurs banlieues ou leurs campagnes, se remémorent 1789 et se fassent les écoliers des soulèvements arabes.
Farid MEBARKI
Président de Presse & Cité